Les fiancés de Venise
front.
Il partit dans le fond de son antre et revint bientôt avec un manteau sur le bras gauche et une paire de souliers dans la main droite. Il les déposa sur le comptoir et dévisagea Angelina. Elle n’aurait su dire s’il prenait ses mesures ou évaluait sa fortune.
— Essaie un peu cela, lui suggéra-t-il.
Le manteau en laine bleu marine avait les manches râpées et un petit trou au col. Il manquait aussi le dernier bouton. Pourtant, lorsqu’elle l’eut passé, elle se sentit bien.
M. Lévi tournait autour d’elle en la jaugeant comme une marchandise de seconde main. Manifestement, il n’arrivait pas à se décider. Il se contenta de lui ordonner :
— Mets les chaussures maintenant.
Le cuir marron était un peu avachi, mais les semelles n’étaient pas percées. Les petits talons hauts lui plurent beaucoup, même si elle n’était pas sûre de pouvoir marcher avec. Elle se redressa et parvint plus ou moins à garder l’équilibre.
— Tous les deux trop grands, décréta-t-il.
Ce n’était pas vrai ! Dieu seul savait pourquoi il affirmait cela. Le manteau était peut-être légèrement trop long , mais de là à le trouver trop grand ! Et les souliers n’étaient pas faits pour prendre ses jambes à son cou après le détournement d’un portefeuille dans la foule ou le brouillard, mais tout à fait adaptés à une deuxième tentative sur l’ Archiduc Sigmund .
M. Lévi était passé derrière son comptoir. Du bout des doigts de la main droite, il caressait le coussin de velours bleu en fixant Angelina d’un regard peu convaincu.
— Alors, qu’en penses-tu ?
Elle s’efforça de faire une grimace aussi sceptique que la sienne.
— Je crois que ça peut aller.
Sa pondération frisait le mensonge. Elle ne voulait pas courir de risque.
Le fripier ôta ses doigts du coussin et poussa le soupir déçu d’un marchand contraint à une mauvaise affaire.
— Dans ce cas, dit-il d’un ton bourru, donne-moi tes dix lires pour la robe. Le manteau et les chaussures ne valent rien.
Il glissa les pièces dans sa redingote usée avec l’habileté d’un prestidigitateur. Angelina émit un petit rire car il lui fit tout à coup penser à signor Settembrini – même si ce dernier n’avait pas de barbe blanche et que ses ancêtres n’avaient pas tué le Seigneur.
M. Lévi lui dit au revoir avec un sourire qui, au milieu de sa longue barbe, ressemblait à une porte donnant sur un autre monde. À ce moment-là, Angelina put imaginer qu’il y avait quelque part une Mme Lévi et peut-être même (qui sait ?) une signorina Lévi.
— Prends bien soin de toi, dit-il en guise d’adieu.
22
Des ifs plantés de fraîche date et encore entourés de tuteurs en bois bordaient l’allée du château de Miramar. Des sentiers couverts de gravier serpentaient à travers des buissons et des parterres de fleurs. Au loin, sous le ciel gris d’octobre, on apercevait les hauteurs chauves ou boisées du massif karstique. Le miroir de l’Adriatique luisait ici et là à travers le feuillage aux couleurs automnales.
On avait dû fermer la capote du landau bleu marine aux armes de Maximilien, venu chercher le commissaire sur le débarcadère de la Lloyd, car à l’arrivée de l’ Archiduc Sigmund à Trieste, après une traversée sous un ciel étoilé, il s’était mis à pleuvoir. Sur le paquebot, Tron avait en vain cherché Schertzenlechner. Il n’avait de toute façon vu personne de sa connaissance – en dehors du capitaine Landrini et du nain Putz, passé chef steward depuis la mort de son ancien supérieur. Laissant la ville derrière elle, la voiture à cheval avait emprunté une route aux accotements meubles, le long de la côte, et atteint au bout d’une demi-heure la grille du château où deux soldats leur avaient fait signe de passer sans les arrêter.
Le parc de Miramar était considérablement plus grand que Tron ne se l’était imaginé. Il descendait en pente douce sur plusieurs arpents. Si l’on avait effectivement recouvert le sol de terre fertile, transportée par bateau, afin de permettre la plantation d’espèces autres que des genêts et des pins rabougris, l’archiduc avait dû investir une fortune rien que dans l’aménagement du terrain.
Au bout de quelques minutes à travers bois, le chemin tournait à gauche. Alors, la mer jusque-là cachée par les arbres s’offrait soudain au regard. Le château dont la tour et les créneaux faisaient penser à un
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