Les fiancés de Venise
Quoi d’étonnant, convint-elle en soupirant, qu’on ne l’ait pas laissée monter à bord de l’ Archiduc Sigmund avec de telles guenilles ?
Il lui avait fallu une demi-heure pour ravaler sa colère contre l’impudent marin (celui qui frottait le bastingage) et une autre pour échafauder un nouveau plan après l’échec magistral de sa première tentative. Même si cela lui faisait mal, elle se rendait bien compte désormais que le matelot avait raison. Une jeune fille aux cheveux sales et en bataille, aux chaussures en toile déchiquetées, avec une espèce de plaid en guise de pèlerine ne pouvait pas monter à bord d’un navire sur lequel voyageaient de préférence des officiers d’état-major, des conseillers à la cour et, à l’occasion, des membres de la famille royale.
M. Lévi (elle avait entre-temps décidé qu’elle l’appréciait, quelque péché que ses ancêtres eussent pu avoir sur la conscience) s’était approché d’elle, avait légèrement tiré sur sa manche gauche de sorte que celle-ci lui descendait à présent jusqu’au poignet et la considérait d’un air songeur.
— Maintenant, la signorina a vraiment l’air d’une signorina, lâcha-t-il pour conclure.
On pouvait méditer longtemps sur une phrase aussi complexe. Elle signifiait d’une part que, dans sa couverture grossière, Angelina n’avait pas l’air d’une demoiselle, d’autre part que dans la robe à rayures au contraire, elle ressemblait bien à une jeune fille, c’est-à-dire ce qu’elle était. Mais avant tout, il y avait le mot lui-même, qui lui fit penser au commissaire – de même que la boutique, d’ailleurs, lui rappelait la salle de bal du palais Tron. Celle-ci était immense, celle-là petite, mais toutes deux sentaient la poussière, la vieillesse et les secrets.
— Je crois que je vais la prendre, résolut-elle.
Elle avait conscience qu’il aurait été plus malin d’attendre jusqu’au lendemain pour examiner la robe à la lumière du jour. Cependant, elle n’avait aucune envie de patienter. Elle éprouva soudain le désir de la posséder sur-le-champ. Le contact du tissu dans son dos et sur ses bras était tout simplement trop… agréable.
Elle quitta le miroir des yeux, se tourna vers M. Lévi et demanda, en espérant que sa voix ne traduirait pas trop d’excitation, de convoitise :
— Combien coûte-t-elle ?
Le prix était une question cruciale. Le fripier eut besoin de réfléchir.
— Donne-moi ce que tu peux, décida-t-il enfin.
Il lui jeta un regard qu’elle ne sut interpréter. Soudain, elle se souvint que Mme Pour finir l’avait mise en garde contre les gens « dont les ancêtres avaient tué le Seigneur ». Il fallait, paraît-il, faire très attention quand on négociait avec eux. Ils appartenaient – comment s’était-elle exprimée, déjà ? Ah, oui ! – à la « tribu des Moi d’abord ».
Seigneur Jésus ! Angelina n’avait pas la moindre idée du prix d’une robe et encore moins d’une robe d’occasion (qui lui parut soudain un peu délavée). Et si elle proposait un montant trop élevé ? Sans doute avait-elle commis une erreur en lui montrant que l’article lui plaisait.
— Je pourrais vous donner dix lires, se risqua-t-elle à dire d’une voix indolente.
Elle n’avait de toute façon pas plus. Le reste de son argent se trouvait au palais Tron. Alors qu’elle s’attendait à un froncement de sourcils, à un geste de refus ou un hochement désolé de la tête, M. Lévi lui posa une question qui, bien que justifiée, prouvait son raffinement.
— Que vas-tu mettre au-dessus de ta robe ?
Puis il ajouta de manière tout à fait superflue :
— Tu peux difficilement garder cette cape.
C’est vrai, reconnut-elle avec résignation. Ce n’était pas possible.
La seule idée d’enfiler une couverture au-dessus d’un si beau vêtement paraissait absurde. Toutefois, elle ne pourrait vraisemblablement pas se payer un manteau, comme le vendeur le lui suggérait de manière indirecte. Ce serait déjà bien si elle pouvait s’acheter cette robe. Cette robe plus agréable à porter de minute en minute et dans laquelle elle avait l’air d’une signorina.
Elle craignit un instant de fondre en larmes. Bien qu’elle fût consciente de l’accent pitoyable dans sa voix, elle ne put s’empêcher de demander :
— Et si je ne prends que la robe ?
— Tu veux attendre jusqu’au printemps ? objecta-t-il en plissant le
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