Les fiancés de Venise
savait que Tron ne partageait pas cet avis. Le commissaire sourit.
— Alessandro rêve depuis longtemps d’un monte-plat. Que voulait-il ?
— Il m’a rapporté l’écharpe que j’avais oubliée chez vous. Néanmoins, ce n’était qu’un prétexte.
— Un prétexte ?
— Je pense qu’il est venu à l’instigation de ta mère. Il n’en a pas soufflé mot. Toutefois, j’en reste convaincue. La comtesse et lui redoutent que je ne refuse de m’installer au palais Tron après notre mariage.
— Ne te tracasse pas. Nous y réfléchirons le moment venu.
— Pour ta mère, cela semble tout réfléchi ! Selon Alessandro, elle serait prête à emménager dans l’aile latérale.
— Je sais, confirma Tron. Je n’étais pas vraiment sûr qu’il fût judicieux de t’en parler.
— Pourquoi ?
— Je craignais que tu n’y voies une manœuvre pour te forcer à investir une fortune dans la restauration du palais.
— Intéressant. Tu ne veux pas m’épouser parce que j’ai de l’argent et…
— … tu ne voulais pas m’épouser, l’interrompit Tron, parce que tu avais peur de ne bientôt plus en avoir. De mon point de vue, cela faciliterait pourtant bien les choses.
— Une fois de plus, je ne partage pas ton avis. Cependant, je vais te proposer un marché. Tu m’as confié un jour que vous aviez autrefois fabriqué du verre.
Le commissaire haussa les épaules.
— C’est vieux ! Je crois que nous avons cessé au XV e siècle.
— Avant la découverte de l’Amérique, donc ?
— Oui, à peu près. Mon père répétait toujours que nous n’en avons pas produit bien longtemps.
— Qu’entends-tu par « pas bien longtemps » ?
— Une centaine d’années peut-être, répondit-il.
— Tu appelles cela « pas longtemps » ?
Il bâilla poliment tandis qu’elle allumait une cigarette.
— La famille Tron a mille ans, Maria. Un siècle représente peu de chose à cette échelle. Mais pourquoi cette question ?
— Si vous n’aviez pas arrêté, raisonna posément la princesse, vos ateliers auraient un demi-millénaire.
Elle se pencha au-dessus de la table et le regarda de ses yeux verts.
— Sais-tu ce que cela vaut, une marque ancestrale ? Nous serions les plus vieux verriers de Venise !
Cette hypothèse semblait la fasciner. Elle se tut pour réfléchir en silence, puis elle demanda :
— D’où vient la fortune des Tron ?
La fortune ? Le commissaire fut obligé de sourire.
— Tu veux dire : au départ ?
Elle hocha la tête avec impatience.
— Bien entendu !
— Comme celle de toutes les vieilles familles, déclara-t-il. Du commerce du sel, du verre, des épices – le safran, le poivre, la cannelle –, puis de la soie de Chine. Et encore du vin de Chypre, des céréales de l’arrière-pays…
Et du pillage de Constantinople en l’an de grâce 1204, pensa-t-il par-devers lui. Mais il se garda d’évoquer ce point d’histoire.
— Qu’est-ce qui nous empêche de renouer avec ces traditions séculaires ? suggéra-t-elle.
Bonne idée ! songea le commissaire. Pourquoi ne pas commencer par le siège de Vienne ? Il s’éclaircit la gorge.
— Nous avons un peu perdu l’habitude…
Son amie fronça les sourcils avec agacement.
— Je suis sérieuse, Tron ! Nous pourrions très bien relancer les affaires. À condition, bien sûr, que nous nous…
Elle s’interrompit et envoya par-dessus la table un anneau de fumée qui vint planer au-dessus de la mousse au chocolat.
— Mariions ?
La cuillère à dessert que Tron portait à sa bouche resta elle aussi suspendue dans les airs, comme freinée par une invisible force d’inertie.
— Absolument, acquiesça-t-elle. Le palais Tron est beaucoup plus grand que le mien. Je gagnerais une place folle pour mes bureaux et mes entrepôts. En outre, le prix de l’immobilier a beaucoup monté de ce côté du Grand Canal. Je pourrais faire une bonne plus-value en revendant l’immeuble.
— Cela signifie-t-il que tu n’acceptes de m’épouser dans un avenir proche que si je m’abaisse à fabriquer du verre ?
Les traits de la princesse se figèrent.
— Ne sois pas stupide, Tron ! Tu pourras continuer à faire ce qui te chante. Tout ce que je veux, c’est la marque.
— Nous ne sommes pas une marque.
— Mais vous pouvez le devenir !
— Comme Farina ? Ou…
Le regard du commissaire s’arrêta sur le seau à champagne posé sur le buffet.
— Ou Veuve
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