Les Filles De Caleb
lard grillé, betteraves, omelette, patates jaunes et...Caleb l’interrompit.
«Encore?»
Emilie regarda sa mère et vit qu’elle ne savait que répondre à cette fausse question. Presque une accusation, lui sembla-t-il. Du haut de ses treize ans, elle comprenait très bien qu’il y avait sur la table tout ce que l’imagination de sa mère avait pu apprêter, compte tenu qu’à la fin de mars, les provisions commençaient à diminuer sérieusement. Comme Célina mettait trop de temps à se ressaisir, Émilie décida de venir à son secours.
«Si vous voulez, pâpâ, j’aurais peut-être le temps de vous réchauffer un pâté de viande. »
Caleb grogna une réponse que ni la mère ni la fille ne comprirent. Émilie, un peu lasse de l’humeur de son père, s’enhardit et lui demanda si son grognement voulait dire «oui» ou s’il voulait dire «non». Caleb lui jeta un regard furieux et répondit qu’il avait dit «à votre goût».
Célina fit signe aux enfants de déplacer la berceuse de façon à libérer l’accès à la trappe de la cave mais Emilie, d’un air farouchement décidé, s’y assit promptement. Sidérée, Célina lui demanda ce qu’elle faisait. Émilie lui répondit que son père leur avait laissé le choix et que, quant à elle, elle préférait ne pas chauffer le pâté de viande. Puisque le souper était déjà servi, elle ne voyait pas pourquoi toute la famille aurait à attendre une demi-heure avant de manger. Célina, les yeux exorbités, ouvrit la bouche pour parler, mais pas un seul des mots qui se bousculaient dans sa pensée ne réussit à trouver de souffle. Elle avait toujours été incapable de supporter un affrontement, même une dispute normale entre enfants. Aussi est-ce sans réfléchir qu’elle se dirigea vers Émilie, la saisit brusquement par le bras et lui ordonna de se lever.
Caleb regarda la scène, mi-amusé, mi-ulcéré. Il ne lui était encore jamais arrivé de voir Célina s’emporter ni de voir un de ses enfants lui tenir tête. Aussi, se sentit-il obligé d’intervenir.
«Laisse faire, Célina, Émilie est assez grande pour se lever toute seule.»
Il dévisagea Émilie, certain qu’elle obéirait et à sa remarque et à son regard glacial, mais elle n’en fit rien. Elle commença plutôt à se bercer, doucement d’abord puis de plus en plus rapidement, au point que la chaise se mit à craquer de tous ses joints. Les jeunes, conscients que quelque chose n’allait pas, se réfugièrent près de leur mère qui, elle, brassait frénétiquement une cuiller de bois dans un chaudron vide de soupe pour se tenir occupée certes, mais surtout pour éviter d’être prise à témoin de l’orage qui se préparait.
Caleb tapota la table de ses doigts, du petit doigt au pouce, au même rythme que le balancement d’Emilie. Celle- ci, remarquant le geste, commença à faire des contretemps. Caleb en fut nettement agacé.
«Si tu continues ton jeu de balancigne longtemps, le souper va être pas mal froid. »
Du tac au tac, Émilie lui répondit qu’il n’y avait rien là d’exceptionnel. Caleb tiqua.
«Est-ce que tu veux dire par là que je donne pas assez à manger à ma famille ?»
Émilie avala lentement avant de répondre. Elle éprouvait un sentiment de culpabilité. Il y avait longtemps qu’elle se promettait une discussion avec son père, mais elle savait le moment mal choisi. Elle aurait préféré être seule avec lui, certaine que ce qu’elle avait à lui dire n’aurait pas dû être entendu des plus jeunes. Encore une fois, son impulsivité l’avait foutue dans un beau pétrin. Par orgueil, elle décida d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait amorcé. Aussi est-ce avec une assurance à peine teintée de crainte qu’elle enchaîne.
«Je veux dire que je trouve que nous autres, les filles, on est obligées d’en faire pas mal plus que nos frères.» Elle s’interrompit, s’attendant à une réplique immédiate. Caleb, au contraire, lui fit comprendre en haussant les sourcils qu’elle devait continuer.
«Le matin, on se lève en même temps que vous autres. On aide au train , on ramasse les œufs, on nettoie le poulailler. Après ça, on se dépêche pour faire le déjeuner, le service, passer le balai pis faire les lits. Pendant ce temps- là, mes frères, eux autres, mangent lentement, pis se lavent en prenant leur temps. Quand leur déjeuner est fini, nous autres il faut qu’on aide moman à ramasser. Après, on court
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