Les Filles De Caleb
coucher. Dès qu’elle n’entendit plus de bruit à l’étage, ce qui ne tarda pas, elle jeta un coup d’œil autour d’elle pour s’assurer que tout était en ordre puis décida de tromper l’attente en tricotant. Ses mains étaient trop nerveuses pour faire du bon travail. Elle échappa une maille, puis une seconde. Finalement, elle fourra le tout dans son sac à tricot et se dirigea vers la fenêtre pour voir si elle n’apercevrait pas Caleb. La nuit, elle le savait, était glaciale. La lune était pleine et plus brillante qu’à l’habitude. Elle eut beau scruter la noirceur à travers les cristaux de givre, elle ne vit rien.
Dès qu’elle avait entendu monter ses frères et ses sœurs, Emilie s’était hâtée d’enfiler sa robe de nuit et de se coucher. Elle ne voulait pas écouter les remarques et les questions de ses sœurs. Ce soir-là, quand finalement elle s’endormit, elle sut ce qu’elle devait faire.
Elle savait qu’elle pouvait endurer que son père lui fasse la tête pendant quelques jours, voire quelques semaines. Par contre, elle devait absolument éviter qu’il ne mette à exécution sa menace de la retirer de l’école. Elle ferait tout. Elle se lèverait plus tôt. Elle doublerait le nombre de ses corvées. Elle étudierait le soir, à la lueur de la lampe s’il le fallait. Mais jamais, jamais elle n’accepterait de quitter l’école. Jamais !
Ne sachant plus que taire pour taire son angoisse, Célina décida d’aller se coucher. Elle était certaine qu’elle ne réussirait pas à dormir sans son homme, mais elle préférait être en position de fermer les yeux plutôt que d’avoir à lui faire face.
Elle se dévêtit lentement. La maison était fraîche. Elle se rendit compte qu’elle avait omis de mettre les bûches de nuit dans le poêle à bois. Elle le fit sans attendre. De retour dans sa chambre, elle se coucha, se tourna plusieurs fois sur elle-même puis fouilla sous l’oreiller pour en sortir un chapelet. Elle pria pour deux raisons. La première, pour faire oublier au Seigneur que Caleb avait, pour la première fois de sa vie, omis le bénédicité et les grâces. La seconde pour qu’elle, Célina, réussisse à se calmer.
Caleb revint longtemps après que Célina se fut endormie. Il sut par la boursouflure de ses yeux qu’elle s’était assoupie en pleurant. Il lui enleva le chapelet des mains, le remit sous l’oreiller, se dévêtit en silence, fit une génuflexion et un signe de croix, souffla la lampe et se glissa sous les couvertures chauffées par le chagrin de sa femme.
Le lendemain matin, Émilie était à son poste. Elle nettoya la table avec une minutie énervante, enfila son manteau et partit pour l’école sans prendre la peine de manger. Célina lui cria de revenir à la maison et insista pour qu’elle avale au moins une tranche de pain trempée dans la mélasse. Émilie la remercia de son attention, mais lui fit comprendre qu’elle devait se hâter pour ne pas rater son examen. Célina, troublée, referma la porte en se demandant si Émilie ne s’était pas levée durant la nuit pour grignoter quelque chose. Caleb lui dit de ne pas s’inquiéter. Profitant des quelques instants de solitude qu’ils avaient, il lui parla de son idée de retirer Émilie de l’école, usant de toute l’argumentation qu’il avait mijotée durant ses heures d’insomnie. A son grand étonnement, Célina lui répondit qu’il n’en était pas question. Qu’Émilie avait besoin de l’école comme lui, Caleb, avait besoin de regarder le soleil et d’écouter la pluie. Caleb essaya de lui faire comprendre qu’il y avait toute une différence entre la terre et les livres. Célina demeura intraitable. Emilie devait continuer de fréquenter l’école. Emilie, il le savait, voulait être institutrice.
«Des rêves de p’tite fille ! lança-t-il presque avec dédain.
— Non, c’est pas des rêves. Dans deux ou trois ans, elle va pouvoir faire la classe. Pour ça, il va falloir qu’elle soit prête pour l’examen du gouvernement. Moi, je pense que si elle veut être maîtrese d’école, elle doit être maîtresse d’école.»
Caleb lui rappela sa santé fragile et l’aide qu’Emilie pourrait apporter quand elle serait malade ou indisposée. Célina rétorqua qu’Emilie n’avait jamais regimbé quand il lui avait fallu s’absenter de l’école pour la seconder. A bout d’arguments, Caleb convint
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