Les fils de Bélial
que les Goddons et les Gascons s’engageront… si ce n’est fait.
– S’ils y vont, c’est qu’ils y précéderont le prince de Galles et son armée. Mais pourquoi ? Ils ne sont point gens à se faire occire pour la gloire.
– Guesclin doit avoir peur, messire, d’une trahison du Mauvais.
– Nous savons tous de quoi ce perfide est capable. S’il ouvre sans retard Roncevaux à Édouard, son armée se répandra dans la plaine et je crains fort…
Tristan s’abstint d’achever sa phrase. « … qu’elle ne nous anéantisse, songea-t-il en tapant, pour le réconforter et réchauffer, sur l’épaule de son écuyer.
Plus tôt la bataille aurait lieu, plus tôt il connaîtrait son sort : vainqueur, captif ou mort. Il ne pouvait méditer que sur ces trois conjectures. Deux, d’ailleurs, étaient évidemment superflues.
*
Le lendemain, dès l’aube, les trompes et trompettes sonnèrent. Les hommes quittèrent, armés, leurs tentes et leurs abris de fortune. La plupart, vu le froid, avaient dormi tout habillés, mais quelques seigneurs étaient en chemise et nu-pieds. « Comme à Brignais », ne put que constater Tristan. Et cette analogie, renforcée par ce second événement, ne fit qu’aggraver son mésaise.
Paindorge et Lemosquet coururent aux nouvelles. Ils revinrent ni gais ni marris : le roi Henri venait de décider d’une montre 187 pour la fin de la matinée : l’armée tout entière se réunirait à Banares – entre Haro et Santo Domingo de la Calzada. Il y établirait son camp.
– On va, on vient, commenta l’écuyer. Nous étions à Santo Domingo ! Il fallait y rester… puisqu’il semble aimer cette cité.
– Ce n’est pas qu’il l’aime, dit Tristan. Neuville, le neveu d’Audrehem, l’a vu moult fois prier à la cathédrale. Elle abrite en ses murs le tombeau de saint Dominique. Henri n’a point cessé de solliciter son aide. C’est Dominique qui fonda cette cité. C’est lui qui fit bâtir le pont sur l’Oja.
– Il paraît, dit Lebaudy, qu’une poule et un coq vivants tournent et fientent sur sa sépulture et qu’Henri a voulu faire occire ces volailles. Les clercs s’y sont opposés : elles rappellent un miracle du chemin de Compostelle.
– Ah ? fit Lemosquet. Tu ne nous en avais rien dit.
Lebaudy jeta une main par-dessus son épaule.
– C’est si peu… Un pèlerin fut pendu pour vol. C’était une injustice. Son innocence fut proclamée par une poule et un coq qui, plumés et rôtis, se mirent à chanter ses louanges.
Paindorge s’ébaudit. Lemosquet haussa les épaules. Tristan, lui, ne songeait qu’à cette montre dont l’utilité lui semblait contestable vu le froid et le ciel de neige.
– Je me sens tel, dit-il, qu’un oiseau éclamé (459) .
– Combien serons-nous, à nous geler le cul dans la plaine ?
– Cinquante mille, Robert. Peut-être davantage.
– J’ai idée que nous flairerons bientôt une puanteur de sang et de merde, dit Lemosquet. On s’adoube ou l’on va vêtus comme nous sommes ?
– Allons, allons, Yvain, grommela Paindorge. Tu sais bien que le roi veut nous voir armés de toutes pièces.
– Accordons-lui ce plaisir, fit Tristan, résigné. C’est peut-être le dernier qu’il éprouvera ces temps-ci !
*
La plaine était immense et l’armée la comblait. Tristan, qui venait de la découvrir du sommet d’une butte, immobilisa son cheval afin de la contempler. Paindorge le rejoignit au pas lent de Malaquin houssé d’écarlate amarante :
– Holà ! Messire… Nous les voyons enfin… Belle armée disposée en carré dans un arroi qui fait plaisir à voir… Qu’en dites-vous ?
– Je crois voir sous mes yeux un grand livre de guerre. Cent chapitres au moins et mille paragraphes… Qu’en restera-t-il quand Édouard les aura feuilletés ?
Tristan n’osait avancer. « Combien ? » se disait-il. Cinquante mille hommes ? Soixante-quinze mille ? C’était la première fois qu’il participerait à une montre. Le spectacle de celle-ci lui donnait des frissons. Derrière les gonfanoniers et pennonciers, les hommes avaient été rassemblés par compagnies, et celles-ci par fronts de combattants. Les chevaliers et les écuyers à cheval précédaient les piétons : archers, arbalétriers, guisarmiers, vougiers, coustiliers, picquenaires. De loin, ces armes d’hast semblaient un mur mouvant, sans brèche, crêté d’acier.
– Qui rejoignons-nous ?
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