Les fils de Bélial
s’enquit Paindorge après avoir bâillé bruyamment.
– Les hommes d’Audrehem et de Pierre de Villaines.
– Où sont-ils selon vous ? Sommes-nous les derniers ?
– Rassure-toi : d’autres vont venir… J’envie Lemosquet et Lebaudy qui échappent à cette corvée. Au moins ne viendra-t-on rien nous rober en notre absence… Quant à Villaines, je reconnaîtrai sa bannière : elle est plus claire que sa parole 188 !
Ils avancèrent, Tristan retenant Alcazar houssé de velours pourpre, et se demandant, ce faisant, ce qui rendait son coursier nerveux : la terre dure, mais glissante, bien que la neige eût disparu, ou l’odeur de ces milliers d’hommes et de chevaux peu ou prou immobiles dans l’attente d’un roi et de ses hommes liges tant Français qu’Espagnols ?
Guerriers et chevaux prirent leur juste taille. Passant devant eux, à la recherche des prud’hommes de France, Tristan eut l’impression vive, agréable, que cette exhibition militaire où le meilleur jouxtait le pire lui était en partie destinée.
Sauf celui qui, au loin, fermait la montre, deux corps d’armée se faisaient face à dix ou douze toises de distance. Le gris céleste accentuait les brillances des plates, des anneaux et des écailles de fer, avivait l’éclat des cottes des hommes et des parures des chevaux régénérait, par une sorte de contrariété, les couleurs des pennons, lances banderolées et bannières.
– Merdaille ! dit Paindorge entre ses dents. Si tout cela témoigne de quelques bonnes lessives, il n’empêche que les gars n’en ont pas fait autant !
Cette montre qui se voulait magnifique n’empêcha pas qu’elle puât. Les souffles oppressés et avinés des hommes et leur odeur de crasse et d’axonge, se faisaient plus intenses à mesure que Tristan et son écuyer s’enfonçaient parmi eux. Un grand courant d’air eût dispersé cette punaisie à laquelle s’ajoutait celle des chevaux, de leurs pissats et crottins. Mais le vent comme apeuré, ne se manifestait guère. On entendait tels de singuliers hommages à l’hiver sur le point de défunter, des toux et des éternuements, des éructations et des crachements.
Excepté les quelques milliers de routiers qui, depuis longtemps déjà, étaient revenus en France, excepté les centaines d’Anglais qu’il faudrait bientôt attremper 189 de la lance et de l’épée, ils étaient là, les soi-disant Justes. De leur dextre gantée de cuir ou de fer, les pennonciers et les gonfanoniers tenaient inclinée la hampe de leur signal. Coiffés d’une barbute ou d’une cervelière, ils portaient sous leur cotardie un haubergeon aux pans dentelés ou non. Telles de grosses tortues aux carapaces lisses, différemment bombées et attachées, des genouillères gonflaient leurs jambières. Certains barons avaient fixé leur jube 190 , d’autres maintes bailloques 191 et même leur lambrequin sur leur heaume ou leur bassinet ; les plus modestes l’avaient orné de plumes d’aigle, de paon ou de coq. Çà et là, un écuyer arborait à son cou une médaille émaillée aux couleurs de son maître.
« Tous paraissent présents », songea Tristan. « On dirait à les voir coints si bellement qu’ils espèrent la venue du Paraclet ! »
Les seigneurs attendaient, assis bien droit derrière leur bannière. Leur roncin, leur genet ou leur palefroi apprêté avec soin, et contaminé par leur impatience, creusait le sol de ses antérieurs. Chaque chanfrein pointait sur son frontail un rostre redoutable : un cône, un long pyramidon acéré, à trois, quatre ou cinq pans, une vrille à l’extrémité aussi pointue qu’une alêne. La plupart de ces protections étaient pourvues d’œillères. Sous les grosses paupières de cuir, de fer ou d’étain, mi-closes, scintillaient de gros yeux écarquillés. On sentait ces chevaux inquiets d’être là, houssés, bardés, quelquefois jambés de mailles jusqu’aux sabots (460) . Ils rongeaient leurs mors, se regimbaient contre les frottements d’éperons, les écaveçades, le poids de leurs housseries et lormeries, celui d’une selle alourdie de sautoirs de tissus et d’aiguillettes, celui de leurs avallouères, flancheries, pannoncels auquel s’ajoutait – et ce n’était pas le moindre -, le fardeau d’un homme lesté de fer et d’armes, plus hautain et surtout plus exigeant qu’à l’accoutumée.
Tous ces hommes, Tristan les connaissait « de loin ». Ils étaient contents
Weitere Kostenlose Bücher