Les fils de Bélial

emmeniez. Cependant moi, messire, à Tolède, je serais demeuré un jour chez Pedro del Valle, puis je lui aurais confié les enfants.
    Serrano s’approcha, la guiterne à la hanche car il portait Simon en croupe.
    –  Voilà que nous descendons.
    Le chemin s’inclinait et la terre à l’entour. Il y avait, à quelque cent toises, une sorte de crête d’où émergeaient quelques feuillages, ce qui laissait deviner une pente plus forte et sans doute un ravin. Alcazar s’arrêta, les naseaux frémissants, sou cieux de quelque chose qui se dégageait de cet invisible chaudron de pierrailles.
    –  Eh bien ? fit Paindorge, indécis. Voilà que Tachebrun hésite.
    Il y avait soudain, autour d’eux, un air qui les étouffait et les inquiétait tout autant que leurs chevaux. Et ils ne pouvaient se rassurer l’un l’autre. Alors, en même temps, leurs regards s’abaissèrent. Le sol grenu portait des marques de sabots, les unes distinctes, les autres non, car piétinées.
    –  Combien selon toi, Robert ?
    Une anormale flambée d’anxiété broyait le cœur de Tristan : «  Et s’ils sont là, dans cette fosse… Il nous faut les éviter. Ce sont ceux de Guadamur. » Malaisance !… Elle le tenaillait plus encore qu’à Poitiers et Brignais.
    –  Au moins trente, peut-être quarante, évalua Paindorge. Voyez Alcazar comme il tremble !
    Le blanc coursier avait flairé une occulte présence, et Tachebrun, maintenant, semblait contagionné par un effroi similaire. Oui, l’air qu’on respirait ici était pesant, comme saturé d’une oppression de mort et d’espérances anéanties.
    –  Faut faire demi-tour. Reprendre le chemin plus loin…
    Tristan s’étonna d’avoir les lèvres tellement sèches que sa voix ne les franchissait pas. Oui, il fallait rebrousser chemin. Au galop. Mais il était trop tard : ils étaient là, bien visibles, comme surgis du sol. Ils avaient une flèche encochée à leur arc. Douze. D’autres devaient grouiller sur une pente roide.
    –  Halte, messire Tristan. Vous n’allez pas nous quitter ainsi !
    Flourens !
    D’un coup d’œil, Tristan vit la barbute, les mailles d’une jazerine à franges, l’épée nue du drôle, puis l’expression de triomphe qui animait ses traits, et enfin ses yeux noirs illuminés de feux terribles.
    –  Ça sent mauvais, Robert, dit-il entre ses dents.
    –  Dites plutôt que ça pue ! grommela Paindorge.
    Ils observaient les archers. Ils en connaissaient certains. Maints Bretons, des routiers de la bande d’Espiote, des sectateurs du Trastamare. Aucun Anglais.
    –  Que passa ? demanda Serrano.
    –  Descendez, dit Flourens. Nous sommes bien une trentaine. Résignez-vous.
    L’injonction proférée sur un ton impérieux, tellement affété 31 qu’il prêtait à rire, cingla cependant Tristan. Il rayonnait, Flourens ! De force, de santé, de malveillance. Une abondante joie dilatait et empesait sa face de huron coincée entre les jouées de sa coiffe de fer. Tristan eut la vision immédiate du regard triomphant de ce drôle quand il enfourchait les femmes et les filles résignées à le subir, pantelantes, défaillantes de peur et de répulsion après qu’il les eut meshaignées. En présence du vulgaire, il pouvait passer pour un chef. Les hommes qu’il avait subjugués étaient à sa semblance : des fredains 32 sans âme et sans scrupule, armés, outre leurs arcs et leurs épées, d’une hautaineté d’airain.
    –  Descendez !
    –  Reste en selle, Robert. Surveille les enfants.
    À peine à terre, pendant que Flourens reculait par crainte d’un coup de lame, Tristan se sentit saisi aux bras par deux malandrins, – ce qu’il ne put tolérer. Il se dégagea violemment. Un de ses agresseurs glissa, tomba sur son séant, jura : «  Hijo de puta ! » et sitôt debout dégaina un long couteau dont la pointe effleura la gorge du «  puerco de Francés  ». Il fallait reculer. Tristan savait qu’en deux mouvements prompts et précis, il pouvait empoigner et dégainer son épée.
    –  Que voulez-vous ?
    –  Tes otages ! dit Flourens, le visage pâli d’une rage effrénée. Bertrand exige que tu les lui rendes.
    –  Je n’ai aucun otage. Je n’ai rien robé à Bertrand.
    Tristan dut faire un bond pour éviter le plat d’une épée bretonne.
    –  Holà ! fit Paindorge. Que te prend-il, huron ? Écarte-toi de ce chevalier ou je vais t’enseigner le respect !
    Tristan sentait des picots