Les fils de Bélial
ma quarantaine et que je puis partir quand l’envie m’en viendra ?
Guesclin se redressa. La grimace d’exaspération qui déformait son visage barbouillé de haine fit place à une expression d’incommensurable mépris :
– Le roi Charles te tient en estime et c’est la raison pour laquelle je te ménage… contre ma volonté… Pars !… Je te conseille – tu ne le regretteras pas -, de passer par le pont San Martin. Tu raccourciras ton chemin puisque tu loges hors de la ville pour ne pas te frotter à mes excommuniés !
« Me fait-il surveiller ? » se demanda Tristan.
– Montre lui la porte, José !
Tristan hésita. Non, il ne serait pas chassé. Il partirait de lui-même. Jamais son cœur n’avait été aussi lourd, aussi affolé. Les gouttes d’une sueur mauvaise, tels des moucherons, démangeaient son dos, sa poitrine. Les agitations, souffrances et lassitudes des jours passés le violentaient outrément. Jamais un moment d’inaction, jamais un dimanche de repos pour l’âme autant que pour le corps. Il eût voulu redevenir, ne fut-ce qu’un moment, ce qu’il était avant son entrée en Espagne : un chevalier, certes, mais aussi un pensif. Or, tous ses songes se maculaient de ténèbres et de sang. Au lieu d’être lui-même, il était ce que ce maudit Breton voulait qu’il fut.
– Tu devrais me mirauder (401) , Castelreng.
– Tu devrais, toi, mirauder ton âme ! Si nos esprits ont une odeur, je suis sûr que le tien pue.
– Fais attention à tes propos.
– Avant que de les exprimer, je les pèse… Chaque jour qui passe accroît le nombre de tes ennemis. Tu le sais. C’est pourquoi tu demeures en armure.
Tristan s’attendait à un rire. Un grognement issu d’une gorge profonde suppléa celui-ci. Une sorte de tristesse envahit le visage mafflu sur lequel tous les signes du courroux venaient de disparaître.
« Je le vois enfin bouche bée, incapable, sans doute, de se revancher sur moi sauf avec une lame. »
Le regard était fixe, comme fasciné par une apparition confuse. Et Tristan crut voir le Breton frissonner. « Il a peur. Je l’ai touché juste. » Le portier, immobile, semblait lui aussi ébahi par ce renversement d’attitude (402) .
– Mets-le dehors, José !
Tristan suivit l’Espagnol dont les talons clapotaient sur les dalles de pierre. L’épée de passot suspendue à sa bêlière, dans un fourreau de cuir noir, semblait récente à en juger par le brillant de sa prise. En arrivant à Tolède, cet homme s’était empressé d’acquérir une lame neuve.
– Ah ! Messire, dit-il sans se retourner, ce Guesclin…
Une espèce de bienveillance illumina ses yeux sombres lorsqu’il fut sur le seuil de l’Alcâzar. Après s’être assuré qu’à l’entour personne ne pouvait le voir, il tapa familièrement sur l’épaule de Tristan.
– Un momentito… Je suis né à Toledo. J’y ai passé ma jeunesse prime. Je suis un converso… mes parents étaient des Juifs convertis… J’ai ouï ce que vous avez dit… Je ne sais rien de vos deux protégés, mais je crains qu’ils ne soient morts…
L’Espagnol hésita, regarda derechef tout autour, et soudain décidé :
– Guesclin es una mierda.
– Tu l’as dit !
– Mucho ânimo Francés (403) .
Il fallait profiter de l’occasion.
– Dis m’en plus, compère. Je devine que tu en sais davantage.
L’Espagnol renouvela son geste d’ignorance, mais l’expression de son visage signifiait qu’il savait et réprouvait.
– Pas d’indulto … Pas de grâce. Guesclin les a laissés à ses lieutenants.
– Qui ? demanda Tristan, le cœur broyé, désespéré. Orriz, Le Karfec, Couzic ?
L’Espagnol battit des paupières.
« Non », se dit Tristan. « Non ! », mais il savait que tout était possible. Que tout était consommé. Lorsque, comme lui, on avait vécu l’enfer de Brignais, aucune atrocité ne paraissait extraordinairement répugnante. Or, c’étaient les mêmes hommes, partant les mêmes coutumes affreuses qui prévalaient dans l’armée de Guesclin et des prud’hommes de France – lesquels ne se souciaient que de s’enrichir en prélevant leur part du butin commun.
– José, dit-il d’une voix grondante, inhabituelle, je vais faire inquiéter 50 ces deux coquins qui tiennent les banderas 51 . Ils me voudront châtier. Je dégainerai mon épée. Je veux que tu témoignes que ce sont eux qui m’ont agressé. Puis-je
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