Les fils de Bélial
langue, ses crocs. Il était comme intimement averti qu’il était en train de conquérir l’admiration de ses hommes tout en leur ayant révélé un état d’infériorité flagrante susceptible de troubler l’ordre de leurs relations. Il avait, seul, affronté le Python, mais c’était Lebaudy qui l’avait vaincu. Il avait envie de rire, – un grand rire de soulagement – et s’en devinait incapable. L’obscurité de la forêt le pressait comme les parois d’une fosse. Il n’osait regarder l’immense décapité, mais Serrano, après l’avoir bouté, à coups de pied, hors du chemin, dit simplement :
– Qu’il était grand !
– Cinq toises au moins, se merveilla Lebaudy.
– Il empunaise ! dit Yvain.
L’odeur de la bête morte les prit soudain à la gorge, et comme Tristan se penchait pour essuyer ses mains dans l’herbe, il se redressa, épouvanté. Les grands yeux d’or vivaient dans la pénombre, et la langue fourchue frémissait encore, bien que la tête immonde fût coupée.
– Partons, dit-il, anxieux d’échapper à cette effrayante présence.
Déjà, Paindorge était à cheval. Les autres sautaient en selle. Il baisa le museau velouté d’Alcazar.
– Il t’a épouvanté, toi aussi.
L’horreur vivait en lui. Visqueuse, pesante, inguérissable. Il entendit le rire gras de Lebaudy et la question d’Yvain :
– Qu’as-tu à t’ébaudir ainsi ?
La réponse vint, imprévisible.
– Je songeais qu’en certains événements, compère, si je n’étais présent, je m’ennuierais.
C’était le mot de la fin. Cinq rires se conjuguèrent, et celui de Tristan n’était pas le plus faible.
*
De nouveau, la forêt les menaça de ses cris et les troubla de ses mystères. La tête coupée du serpent, celles de Simon et Teresa ne pouvaient abandonner la mémoire de Tristan toujours devant ses compères et toujours attentif, surtout la nuit auprès d’un feu épais dont les hautes et fumeuses flammes dissuadaient les fauves – s’ils existaient – d’approcher. Quant, au sortir des arbres, l’armée les rejoignit, il ne s’informa de rien. Paindorge lui apprit qu’il manquait trois cents hommes. Il sortit de sa morosité pour répondre platement :
– Ces trois cents manquants sont sûrement des déserteurs et non les victimes de bêtes féroces… Nous avons vaincu, nous, une créature épouvantable. Je connais d’autres serpents infernaux qui nous épient et guettent nos défaillances. Ceux-là me font plus peur encore que notre monstre.
Il vécut en esseulé parmi les remuements de cette armée en marche. Qu’il s’y sentît épié, observé plus ou moins attentivement, ne le gênait en rien : ses hommes veillaient sur lui. C’était plus qu’une solitude, d’ailleurs, que la sienne : une sorte d’emprisonnement au grand air. Il jouissait d’une liberté de parole et de mouvements dont il ne profitait pas. Pressentant l’inanité de ses efforts. Paindorge n’osait le consoler d’un double deuil auquel s’ajoutait fréquemment celui d’Ogier d’Argouges. Il souffrait. La profonde morsure du remords lui déchirait le cœur et la présence des événements qu’il avait vécus incendiait son âme.
Il avait péché par orgueil en croyant pouvoir réussir à rendre heureux deux enfants dignes – ô combien -de l’affection qu’il leur avait témoignée. Il s’était fourvoyé. Quelque cuisant qu’il fût, ce repentir n’incitait point à l’oubli. Aux moments les plus inattendus, la voix de Teresa, le regard de Teresa, le sourire mince et doux de Simon lui semblaient réels, vivants , bien qu’ils ne fissent plus partie des éléments qui composaient sa journée ou sa nuit. Il ne pouvait espérer qu’ils fussent en Paradis. Il ne croyait pas plus au Ciel, désormais, qu’il ne croyait à la miséricorde divine et à la résurrection :
« Une pourriture est une pourriture ; des os ne peuvent reconstituer les chairs qui les ont revêtus. »
À cette résipiscence s’ajoutait une crainte qui le concernait seul. Si Flourens et Le Karfec étaient morts, si Orriz avait disparu, Couzic vivait. Des rires impétueux gonflaient la gorge du Breton lorsqu’ils se croisaient. Parfois, le désir furibond de le provoquer s’emparait de tous ses muscles, mais sa raison reprenait le dessus. Il luttait contre ce désir de vengeance. Il savait que s’il cédait à la tentation du meurtre il perdrait toute chance de se revancher sur
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