Les Fils de France
faveurs célestes sur tout son équipage – des hommes recueillis et même graves, car conscients de s’embarquer pour le genre de voyages dont beaucoup ne reviennent jamais.
Aux côtés du grand Malouin, se montraient fièrement les dénommés Taignoagny et Domagaya, fils de Donnaconna, des Hurons francisés, ramenés par Cartier un an plus tôt de son précédent voyage. Gautier les dévisagea avec beaucoup de curiosité.
— Voulez-vous leur parler ?
— J’aimerais mieux parler à votre capitaine.
Pontbriant soupira. Il fit signe aux écuyers de le suivre ; et tous trois se dirigèrent vers la poupe...
— Messire, s’excusa l’ancien échanson des Fils de France, laissez-moi vous présenter mon jeune ami Jacques d’Albon de Saint-André, écuyer de monseigneur le dauphin ; et ce chevalier-ci qui est un écuyer de Madame Marguerite, et que Sa Majesté aimerait vous voir ajouter à vos équipages...
— N’y songez même pas ! coupa Jacques Cartier.
— Le roi, pourtant...
— Nous sommes en mer, à présent, et je suis seul maître.
Gautier de Coisay comprit que la force ne pourrait avoir d’effet sur un tel homme ; il décida de le prendre plutôt par les sentiments, et se lançant dans un récit de ses déboires amoureux, finit par se tirer des larmes à lui-même.
Cartier échangea un regard dubitatif avec Pontbriant, puis il haussa les épaules et tourna les talons.
— Qu’on l’enrôle ! ordonna-t-il simplement.
Le lendemain, sous la formidable clameur d’une ville massée sur ses côtes, les trois navires, dont les bannières claquaient dans un vent favorable, prirent enfin la mer.
Jacques de Saint-André, fatigué de sa longue chevauchée, était resté à Saint-Malo pour profiter du spectacle. Depuis la grève, il salua d’enthousiasme le cher Pontbriant, tout fier aux côtés du grand capitaine. Mais il eut beau chercher Coisay des yeux, il ne put le repérer parmi les équipages.
L’on peut être écuyer sans avoir le pied marin ; les amarres à peine larguées, Gautier gisait déjà, malade, à fond de cale...
Les trois vaisseaux, voiles déployées, s’éloignèrent, s’estompèrent dans une brume pourtant légère, et finirent par disparaître tout à fait à la vue des riverains.
1 - Le guet royal avait été créé à Paris par saint Louis, pour veiller à la sécurité de la Ville.
2 - La courtepointe est une couverture de parade ; ce que nous appelons « jeté de lit ».
3 - Voir La Régente noire .
4 - Juments qui battent l’amble et servent de montures aux dames.
5 - Voir La Régente noire .
6 - Acte par lequel le roi donne autorité à un privilège spécifique ; il correspond plus ou moins, dans notre droit, à un décret pris en Conseil d’État.
7 - La Chine.
Chapitre II
Combats singuliers
(Printemps 1536)
Lyon, quartier Saint-Jean.
S imon de Coisay errait de taverne en taverne, entre deux vins, entre deux rixes. Il y avait dix ans, jour pour jour, que son frère Gautier l’avait maudit, dans une grange poitevine, et chassé de son existence. Dix ans... Simon n’y songeait que rarement ; son frère – en fait son demi-frère – occupait beaucoup moins ses pensées que naguère. Cependant, chaque fois qu’il avait le courage de revenir en arrière et d’évoquer le moment terrible de leur séparation, Simon se sentait ramené sans défense aux duretés froides et tranchantes d’un monde hostile avant tout ; et son crâne et sa poitrine, comme pris en étau, devenaient douloureux.
Il entra dans une auberge cossue, à l’enseigne de la Salamandre 9 , et s’accouda à l’une des tonnes de chêne qui faisaient office de tables. La salle, sombre et basse, était pavée de larges dalles. Son tenancier connaissait les fidèles et, sans que Simon eût manifesté le moindre désir, posa devant lui une pinte de cervoise.
En vérité, l’ancien écuyer n’avait jamais pu faire le deuil de ce grand frère adulé dès l’enfance, de ce modèle protecteur et gentiment moqueur. Gautier s’était toujours montré secourable, dans les moments difficiles qu’avait pu traverser Simon – enfant bâtard d’un gentilhomme déclassé... Pourquoi, dès lors, avoir trahi sa confiance ? Parce qu’il s’était laissé manipuler par la grande sénéchale, elle-même aux ordres de la régente. Le pauvre Simon, trop naïf – ou trop faible –, avait été le jouet de ces femmes, ou plutôt leur instrument ; il avait accepté de cacher
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