Les fils de la liberté
installé dans le salon. A présent, elles étaient prises d’une frénésie de ménage et de cuisine. La nouvelle s’était répandue et les gens commençaient déjà à arriver pour la veillée.
Le jour s’était levé avec un crachin mais il avait cessé de pleuvoir. Il traversa la cour et monta le petit versant pour rejoindre la tonnelle. Jenny y était assise. Il hésita un instant puis alla la rejoindre. Si elle voulait être seule, elle pouvait toujours le renvoyer.
Elle n’en fit rien. Elle tendit la main et saisit la sienne. Il la serra, la trouvant soudain tellement frêle.
— Je veux partir ailleurs, déclara-t-elle calmement.
— Je te comprends.
Il lança un regard vers la maison.
La tonnelle était couverte de jeunes feuilles que la pluie avait rendues fraîches et brillantes. Toutefois, elles ne les cachaient pas et on finirait par les apercevoir tôt ou tard.
— Tu veux qu’on descende marcher au bord du loch ? proposa-t-il.
— Non, je veux dire partir d’ici. De Lallybroch. Définitivement.
Il resta interdit un long moment. Puis déclara d’un ton prudent :
— Tu ne le penses pas vraiment. Tu es encore sous le choc. Tu ne devrais pas…
Elle l’interrompit et plaqua une main sur son cœur.
— Quelque chose s’est brisé en moi. Ce qui me retenait ici, quoi que ce soit, ne me retient plus.
Il ne savait pas quoi dire. Il tourna la tête vers le broch et le cimetière à ses pieds où l’on apercevait un monticule de terre retournée.
— Tu quitterais Ian ?
— Ian est avec moi, dit-elle avec défi. Il ne me quittera jamais, et moi non plus.
Elle lui fit face. Ses yeux étaient rouges mais secs.
Il sentit ses propres larmes monter et détourna la tête.
— Je sais, marmonna-t-il.
En réalité, il n’était pas certain de savoir. Pour le moment, l’espace en lui où il avait l’habitude de trouver Ian était vide, creux, résonnant comme un bodhran . Ian reviendrait-il l’occuper ? A moins qu’il ne se soit simplement déplacé un peu, s’installant dans un autre recoin de son cœur où il n’avait pas encore regardé ? Il l’espérait mais il n’irait pas le chercher tout de suite, de peur de ne rien trouver.
Il aurait aimé changer de sujet, donner à Jenny le temps et l’espace pour réfléchir mais il était difficile de parler de choses sans liens avec la mort de Ian. Ou avec la mort en général. Toute perte ramenait à celle d’un être cher et la perte d’un être cher ramenait à celle de tous les autres ; chaque mort était la clef de la porte qui verrouillait la mémoire.
Il demanda soudain, se surprenant lui-même :
— Raconte-moi ce qui s’est passé quand père est mort.
Elle se tourna vers lui mais il garda les yeux fixés sur ses mains, ses doigts gauches caressant lentement l’épaisse cicatrice rouge sur le dos de sa main droite. Elle répondit enfin :
— Ils l’ont amené à la maison couché dans une carriole. Dougal MacKenzie était avec eux. Il m’a expliqué que père assistait à ton châtiment, le jour où tu as été fouetté, quand il s’est effondré. Quand ils l’ont relevé, un côté de son visage était tout crispé et l’autre, tout mou. Il ne pouvait ni parler ni marcher.
Elle marqua une pause, le regard rivé sur le broch et le cimetière.
— J’ai fait venir un médecin. Il a saigné père plusieurs fois puis a fait brûler des herbes dans une cassolette et lui a fait respirer la fumée. Il a tenté de lui faire prendre des remèdes mais père était incapable d’avaler. Alors il s’est contenté de déposer des gouttes d’eau sur sa langue. C’est tout. Le lendemain, vers midi, père est mort.
— Il… n’a rien dit ?
— Il ne pouvait pas parler. Il remuait les lèvres de temps à autre mais il n’en sortait qu’un gargouillis. Vers la fin, j’ai bien vu qu’il essayait de dire quelque chose. Sa bouche cherchait à former des mots et il me regardait fixement pour me faire comprendre. Je suis presque sûre qu’à un moment, il a dit « Jamie ». J’ai pensé qu’il s’inquiétait pour toi et je lui ai dit que Dougal m’avait juré que tu étais en vie et que tu allais bien. Il a paru rassuré et il est mort peu après.
Jamie tenta de déloger le nœud dans sa gorge. Il s’était remis à pleuvoir doucement, les gouttes s’écrasant sur les feuilles au-dessus de leurs têtes.
— Taing , dit-il à voix basse. J’aurais aimé lui demander pardon.
— Tu n’en avais pas
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