Les fleurs d'acier
retenez que dans un tournoi, contrairement aux joutes, le hasard est au service des lourdauds de préférence aux meilleurs : on n’y dispose d’aucune place pour les feintes et les astuces ; il faut cogner ! Qu’on soit vingt contre vingt ou cinquante contre cinquante, vers la fin on demeure à deux ou trois contre cinq ou six, prêts à s’occire. C’est la guerre en raccourci… Dans la joute, tout est clair. De part et d’autre de la barrière, on est opposé seul à seul, lance contre lance, cheval contre cheval… N’oubliez pas que là aussi, comme à la bataille, la vaillance est qualité de corps, mais aussi fermeté d’âme… Roideur des membres est tare de manant… Soyez aussi assurés de votre forcennerie que de votre agilité… Et pour ce qui est du tournoi, ne vous départissez jamais de cette idée – surtout toi, Thierry, si les juges t’autorisent à y prendre part – il n’est point lâche de reculer si c’est dans l’intention de mieux attaquer !
Et tandis que les femmes préparaient deux houssements pour Marchegai et Veillantif reaccoutumés à fournir des courses :
— Ajuste ta lance, Thierry, vingt ans avant de rencontrer l’adversaire. Prends garde de ne trop la serrer lors du boutis, car si elle se rompait dans la poignée, elle te blesserait la paume à travers tes mailles… Si elle cède ailleurs, fais ton arrêt de bonne grâce en levant le reste du tronçon et, l’acte accompli, jette ce bois hors de la lice… Si la hampe se rompt dans la poignée, fais ton arrêt, hausse la main et agite-la pour montrer aux regardants que tu n’es nullement marri de ce qui t’advient… Et n’oublie jamais qu’un coup bien fourni, sur la visière de ton heaume, peut suffire à t’ôter la vie !
Puis, tourné vers son fils, tandis que les destriers soufflaient, eux aussi :
— Tu sembles tout savoir. Que pourrais-je t’apprendre ?
Il y avait du désespoir dans cette voix soudain dolente.
Le vieillard s’était pris d’affection pour Champartel. Il faisait mieux que tolérer sa présence auprès d’Aude : il la souhaitait. Pourtant, trouvant la débonnaireté de l’écuyer dangereuse pour sa sauvegarde, il s’évertuait à le rendre hargneux :
— Il te faut jouir de frapper rudement ! Plus tu te montreras félonneux, plus tu seras sûr de vivre… N’ai-je pas raison, Ogier ?
Leurs lances frustes, prélevées dans les haies du voisinage, portaient çà et là quelque bout de rameau et parfois même une ou deux feuilles en guise de pennon. Gorgées de sève, glissantes et flexibles, elles se rompaient mal.
— Au galop, les gars !… Thierry, essaie d’atteindre Ogier droit et si fort qu’il vide les arçons… et que s’il reste chevillé à Marchegai, tu les renverses ensemble.
— Je ne le puis, messire.
— Fais comme si tu pouvais… Pense que si tu ne parviens ni à bouter ton homme ni à rompre ta lance, tu auras le bras retourné, faussé ; le poignet brisé… Tiens ton écu plus haut… et toi aussi, mon fils… Allez-y, une dernière fois…
Et ils recommençaient, serrant les dents puis riant de bon cœur lorsque, sur le perron, Aude et quelques autres femmes poussaient des cris d’effroi, surtout quand les chevaux s’approchaient trop des tombes.
— Ah ! soupira Godefroy d’Argouges, un soir au souper, si seulement j’avais l’âme et le corps moins malades, je prendrais la lance afin de vous montrer comment on procède… Mais à pied, je ferai un essai demain… avec toi, Thierry !
L’écuyer approuva ; Ogier sourit au vieillard. Leurs rapports, bien meilleurs, le laissaient toutefois sur une impression d’insuffisance. Que leur manquait-il encore ?
Le lendemain – c’était le mercredi 5 octobre –, Ogier fut satisfait de voir le vieux Godefroy coiffé d’un heaume, couvert d’un haubert et chaussé de mailles, saisir une épée au râtelier d’armes, soupeser les écus et choisir le plus petit d’entre eux.
— Allons-y, que je montre à ce jeunet comment s’y prenaient les anciens !
Sur le perron, il agita son arme :
— J’aimerais, mon fils, avoir Blainville à la pointe de cet acier. Oh ! je sais ce que tu peux me dire : « Ce serait déraisonnable. » Mais j’aimerais.
C’était un jour brumasseux et froid. Devant les écuries, aidées par Thierry, Bertine, Adelis, Isaure, Bertrande essayaient les sambucs des chevaux. Elles n’avaient ménagé ni la paille ni la bourre ni les
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