Les fleurs d'acier
un soupçon de moquerie auquel Ogier fut insensible.
« Pauvre père !… A-t-il peur parce qu’ils sont à Dieu ? »
Il se tourna vers Aude, épaule contre épaule avec Thierry. Son ire en fut aggravée :
— Je les punirai, eux aussi ! Si vous avez des troubles de mémoire, je n’ai rien oublié, Père : ni vos souffrances ni votre vergogne et la mienne… ni vos larmes et celles que j’ai versées ! Je suis enraciné au mal commis par Blainville et ses suppôts. Ces racines-là, je ne les trancherai qu’avec leurs vies !
Ensuite – enfin ! – il existerait vraiment.
Soulagé, mais vibrant de ce subit accès de haine, il rejoignit les femmes et les chevaux. Marchegai hennit à son approche. De fierté, sans doute, et d’impatience : les apprêts auxquels il se soumettait signifiaient qu’une chevauchée se préparait. Ogier caressa son chanfrein tiède et velouté, puis tâta, sur l’encolure, le rude tissu renforcé de mailles. Ces gestes l’apaisèrent. Bertine lui sourit, débordante de chair et d’amabilité :
— Il reste de la soie dans un coffre. Tant d’aunes que Veillantif aura un houssement semblable. Hélas ! c’est de la grise.
— Elle convient fort bien. Soignez-nous ces houssements, les commères… Il me plaît que nos chevaux soient superbes… Qu’en pensez-vous, Adelis ?
— Messire, gardez-vous d’attirer les regards.
Il en était si proche qu’il voyait, sur son front, le point rose d’une piqûre de moustique, et sous les entrelacs des cheveux détressés, le duvet des oreilles. Il entendit des cliquetis d’acier.
« Ils se battent… Père, puissiez-vous reprendre goût à ces solas, même si vous savez que Thierry vous ménage ! »
Le jeune et le vieux semblaient égaux en force et en astuce – égalité précaire. D’ailleurs l’affrontement ne faisait que commencer. N’osant trop les regarder, Ogier fit le tour de son cheval, lui donnant çà et là des claques affectueuses, dépassant ainsi Isaure rougissante, puis Bertrande, le regard avenant. Il se retrouva près d’Adelis.
— Messire, avez-vous vu ? Sous l’assaut de votre père, Thierry bat en retraite !
Le bouclier et l’épée prompts à la parade, l’écuyer reculait tandis que Godefroy d’Argouges progressait à larges taillants, heureux, stimulé de prendre l’avantage.
— Oh ! s’exclama Isaure.
Lâchant imprévisiblement son écu, Thierry plaçait un moulinet au ventre, des deux mains, à l’instant où son adversaire se fendait pour l’atteindre à l’épaule. L’arme du vieillard vola et chut par son estoc sur la tombe de son épouse. Ogier courut la déplanter.
— Ah ! merdaille.
Godefroy d’Argouges chancelait, las, dégrisé. Son bouclier tomba. Il enleva son heaume, le laissa choir et le poussa du pied. Ogier n’osa soutenir son regard tant la vergogne y suppléait la colère. Et pourtant, cette riote [211] , il l’avait souhaitée en n’ignorant rien des inconvénients qu’elle comportait. Si cette défaite honorable décevait ses espérances, à qui la faute ?
— Père… Ou bien vous auriez dû vous abstenir ou bien vous empoignez derechef cette lame et vous la remaniez contre Champartel ! Votre main a cédé, mais votre souffle est bon.
Un « Non » sortit comme un soupir des lèvres gercées.
— Vous renoncez, vous qui…
Le garçon s’interrompit, incapable d’un apitoiement à la mesure de cette détresse importune, puis, bien que tout propos lui parût dérisoire :
— Pourquoi, alors, avoir espéré l’impossible ? Thierry sait se battre et il a dix-neuf ans… Vous en avez quarante-cinq… Donc, vous abandonnez ?
Un mol hochement de tête lui tira un grognement.
— Laissez-moi, en ce cas, rengainer votre lame…
Coupable d’orgueil, lui aussi, le vétéran se retrouvait nu, dépouillé de son savoir et condamné à une mortification sévère, moins éprouvante que ce qu’elle aurait pu être : « À part Champartel et moi, son fils, il n’y eut pour témoins que des femmes. » Or, peut-être leur présence aggravait-elle cette déconvenue.
— Il m’a eu ! J’ai vu venir le coup sans trouver le remède, moi qui parfois ai dominé jusqu’à quatre hommes !
— Messire, dit Thierry (sans qu’Ogier pût deviner s’il s’adressait à lui ou à son père) ça a été plus fort que moi. Je me repens de cette forcennerie.
— Ne te repens de rien ! enjoignit Godefroy d’Argouges. Le
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