Les fleurs d'acier
bientôt si dépourvues d’atours que, craignant qu’elles ne se dénudent, un chapelain vint les exhorter à la décence… Regarde-les : elles sont plus acharnées que nous !
Négligeant les écus, les dames examinaient les emblèmes des heaumes ; les plus hardies interrogeaient les seigneurs d’alentour :
— À qui est celui-ci ?… À vous, messire ?… Voulez-vous être mon champion ?
Les prudes s’adressaient à l’un des hérauts ou des juges pour connaître le nom et le pays d’un chevalier apparemment disponible ; d’autres, méditatives, semblaient se graver quelques cimiers dans l’esprit, et les plus incertaines d’entre elles ne fixeraient leur choix que le lendemain. Quoique pleine de grâce et d’affabilité, cette promenade des dames avait un autre motif aux conséquences moins agréables : elle était destinée à ce que les chevaliers dont quelques-unes d’entre elles avaient à se plaindre fussent désignés et abandonnés à la justice de leurs pairs. Ogier ne fut donc pas surpris de voir dame Berthe passer en compagnie d’Alix d’Harcourt et du gros Augustin et, parvenue devant son époux, supplier la baronne de toucher le bouclier de sinople frappé d’un taureau d’or :
— Par Jésus et sa Sainte Mère, dame, je jure que je n’ai jamais failli aux égards que je dois à cet homme… Mais il m’a repoussée, faussement accusée d’adultère alors que mon logis est plein des bâtards qu’il fait de force à mes meschines [407] !… Il m’a outrément blâmée !… Puisque la reine de ces liesses est je ne sais où, tapez sur cet écu, dame, à sa place !… Par pitié, accordez-moi cet honneur !
Sa plainte et son souhait exprimés, tournant le dos à son époux impassible, dame Berthe regarda autour d’elle :
— Quel bon seigneur présent voudrait bien me défendre ?
Thierry puis Ogier se concertèrent du regard, et renoncèrent, ainsi que Bellebrune et Lonchiens ; d’autres encore, la plupart bras croisés, peu enclins à compatir tant cette femme avait le désespoir bruyant.
— Messire, insista dame Berthe en s’adressant au juge, je recommande mon mari, que voici, à tous les chevaliers présents à Chauvigny !
Si la requête de la plaignante était acceptée, si son époux prenait part au tournoi – et il devrait y paraître sous peine de se déshonorer –, le sort de cet homme serait des moins enviables : il cesserait d’être protégé par la loi interdisant à plusieurs de s’acharner sur un seul. Par respect des usages, à tort ou à raison, il serait assailli de toutes parts et battu jusqu’à ce qu’il demandât merci aux dames et pardon à la sienne, très fort, afin qu’on l’entendît… s’il ne se pâmait pas.
— Qui êtes-vous, messire ? demanda la baronne au chevalier « recommandé ».
— Bouchard de Noyant, dame, dit-il sortant d’une sérénité presque outrageuse. Je suis parti seul avec mon écuyer… Elle nous a rejoints avant-hier…
— C’est donc qu’elle tient à vous en dépit de ses dires !
L’homme s’esclaffa, sans crainte de déplaire :
— Après ce qu’elle vient de requérir contre moi ?… Dame, pardonnez-moi, mais c’est derverie [408] de penser ainsi !… Pas vrai, vous autres ?
La plupart des chevaliers présents approuvèrent.
— Elle m’a rejoint avec son amant, continua Bouchard de Noyant. Je suis allé défier Collart de Preuilly avec lequel elle couche en un hôtel sis hors de la ville : l’Âne d’Or.
Sanglotant plus fort, l’épouse protesta de son innocence, affirma qu’elle dormait seule et baisant la petite croix qu’elle portait au cou, jura d’être, en dépit de tout, demeurée fidèle à cet homme sans cœur. Elle ajouta :
— Je le recommande à vous tous, messires, et pour lundi, dès le commencement du tournoi !
Ogier pensa que ce Bouchard de Noyant avec ses gros sourcils, ses yeux noirs, insolents, et sa barbe inculte devait avoir un méchant caractère. Quant à son épouse, le fait qu’elle l’eût désigné à la colère des chevaliers pouvait être une façon de le faire licitement occire, si elle ou son Collart comptait quelques amis dans la mêlée.
— Holà ! s’écria le juge Augustin, vous savez, dame, que pour qu’il y ait punition, l’ire que vous avez contre votre époux doit être reconnue légitime… Séchez vos pleurs et marchons. Dites-moi tout et nous irons en référer à messire Fontenay, notre Roi
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