Les fleurs d'acier
Mais dis-moi : est-il vrai que sa putain d’épouse est morte ?… Holà, réponds : je parle de ta mère !
Tout comme Saladin, Ogier eût aimé pouvoir happer ce hutin à la gorge. Il ne céda ni à la fureur ni à son goût, pourtant exacerbé, de réplique verbale. Continuant de maintenir sa garde défensive, il vit, derrière son adversaire, Thierry porter un coup à l’un des malandrins. Les cris, les aboiements s’apaisèrent, suivis de rires parmi lesquels il reconnut celui de son père : l’affaire tournait au profit de Gratot et le lourdaud contre lequel Godefroy d’Argouges croisait l’épée devait être un couard, puisqu’il criait en reculant :
— Pitié ! Pitié !
— Point de merci, Père ! Il faut tous les occire… N’oubliez pas vos morts et vos années de géhenne !
— Nous occire tous ?… Présomptueux !
Blérancourt savait pourtant que le dénouement approchait, au désavantage des siens. Ogier pressentit qu’il se préparait à un coup d’allonge. Une fois cette estocade décochée, il essaya d’enfermer le larron par une riposte rapide, en se courbant, la jambe gauche complètement tirée en arrière.
Blérancourt recula, heurta de l’éperon le corps d’un compère, vacilla, mais se couvrit à temps pour éviter d’être éventré.
— Non ! dit-il.
Il paraissait grincer des dents. Sur ses traits délicats, ravagés de détestation, apparaissaient enfin l’épouvante et l’horreur.
— Non ! Non ! répéta-t-il.
Ogier trouva un parfait équilibre et, le corps en avant, détacha un fendant sur la tête du malandrin, le contraignant à lever sa lame pour se couvrir. C’était l’instant ; il le saisit avec cet à-propos dont son oncle et Blanquefort lui avaient enseigné la pratique : Confiance impétueusement abaissée, il donna de tout son poids au milieu du ventre.
Eudes entrouvrit la bouche et n’émit qu’une plainte. Il lâcha son épée ; ses bras battirent, lourds et mous comme les ailes d’un corbeau touchant terre. Il chut sur le flanc. De ses lèvres coula un filet de salive.
— Femmelette !… Va te faire foutre par le diable !
Le vaincu s’agita, ses paupières s’abaissèrent comme s’il refusait de voir ce qui l’attendait. Un râle, un sursaut : il était mort. Le repoussant du pied, Ogier se détourna :
— Par saint Michel, Père, ces estours [149] ont dû vous être un régal !
Godefroy d’Argouges chancelait et suffoquait, brisé, exténué, une écorchure à l’épaule droite.
« Heureusement qu’il est tombé sur le plus mauvais des dix ! » se dit Ogier tandis que le vieillard jetait au pied d’un arbre une épée de valeur.
— Vous avez commencé à rendre la justice, messire baron, dit Thierry en ramassant l’arme dédaignée.
Raymond se taisait mais riait, clignant de l’œil au soleil vif. Ils étaient essoufflés, suants, la face rouge. Tournant autour d’eux, Saladin et Péronne haletaient eux aussi.
— Hâtons-nous de partir, dit Ogier. Va-t’en voir, Thierry, si tous ces malandrins sont morts. Raymond, occupe-toi des fuyards.
Ils s’éloignèrent, courbés de corps en corps. Thierry revint le premier en courant :
— Les écorcheurs sont tous occis.
— L’un des captifs est mort, cria Raymond de loin. L’autre vit… Le vieux… Venez.
Enjambant les corps, Ogier marcha vers cet inconnu qu’il avait insuffisamment préservé. L’homme gisait sur le flanc et remuait ses mains devant son visage pour le protéger des mouches et des frelons. Tout proche, un cheval broutait.
— Quel qu’il soit, compagnons, nous lui devons l’aide et les soins.
Ils se penchèrent sur le blessé. Ogier vit sourciller son père.
L’homme pouvait avoir cinquante ans. Châtains et drus, coupés à l’écuelle, ses cheveux formaient sur sa tête une calotte laineuse, poisseuse de sueur. Sa barbe courte, sa moustache et ses sourcils tiraient sur le roux. Le front plissé par la souffrance était haut, le nez long et droit, la bouche large, épaisse, et les dents grosses ; le menton s’avançait en devant de sabot. C’était un être rude, sans nuances, dont la peau mate et tannée révélait une vie de mouvements, d’espace, d’aventures. Bien qu’il eût été atteint à l’épaule et à la hanche senestres, il conservait un air de vigueur. L’éclat du regard et le pli des lèvres – profond, dédaigneux – attestaient un caractère autoritaire ou tout au moins
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