Les fleurs d'acier
sa faiblesse arracha quelques poignées d’herbe. Godefroy d’Argouges lui tapota l’épaule :
— Voulez-vous voir votre écuyer ?
— Non ! Non ! Placez la dépouille d’Yvon dans un fourré, loin de la truandaille, afin qu’il pourrisse en paix… Il ne méritait pas ce sort-là…
— Juchons-le sur un cheval, Père. Mais hâtons-nous… Nous le mettrons en terre à Gratot… Ainsi, Blainville les croira enfuis.
— Ah ! toi, tu es bon, s’exclama Montfort.
Et, teignant son nez de vermillon, le prétendant au duché de Bretagne écrasa, d’une paume violente, quelques larmes désagréables.
— Bon, moi ? Non, messire. J’essaie de faire pour le mieux. Et qui sait ? Peut-être vais-je vous traiter en otage.
En vérité, Ogier exagérait, mais il fut surpris d’entendre le blessé gémir :
— En otage… Tu serais donc le troisième.
— Pourquoi dites-vous cela, messire ?
Un frisson parcourut Montfort. Une grimace dure scella ses lèvres. Puis, la voix coupante et froide :
— Édouard, Blainville et toi !
— Édouard ? Mais il est votre allié !
Le monde tourmenté, mystérieux et sanglant où vivait ce prince frustré d’un duché, parut s’entrouvrir pour Ogier. Il se pencha sur ce visage de douleur, pâle et pierreux :
— Dites-m’en plus !
Montfort se contracta, une plainte ouvrit sa bouche et le sang lui revint au visage :
— Ma pauvre Jeanne ! Si elle me voyait… Pourvu qu’elle…
— Elle est là - bas, n’est-ce pas ? Elle n’en peut revenir ? Édouard la garde en otage [155] avec votre fils ?
Ogier se penchait davantage. Montfort lui adressa un regard embué, mais froid. Il regrettait sa défaillance :
— Que t’importe ! Cesse de me parler de l’Angleterre !… Emmène-moi… Emmenez-moi !
Il se laissa jucher sur Marchegai sans se plaindre. Il savait qu’il ne s’appartenait plus. Ogier le rassura :
— N’ayez crainte, messire. Nous ferons pour vous ce que peut-être vous n’auriez point fait pour nous.
Puis à Champartel et Raymond :
— Ramassez toutes les épées. Détroussez les coquins vêtus de haubergeons. N’ayez aucun scrupule. Vu le prix de tous ces fourniments, vous et plus tard mes soudoyers serez vêtus et armés à bon marché… Mais respectez les corps !
Et comme Marchegai avançait :
— Surtout, rejoignez-nous en hâte.
Il entendit alors le rire de son père :
— Tu parles comme un capitaine.
Était-ce un compliment ? Un reproche ? Une approbation entachée d’envie ou une observation sans malice ? Sa mélancolie soudain revenue, Ogier se le demanda sans trouver la moindre réponse.
IV
Ogier poussa la porte de la chambre. Adelis se leva du siège qu’elle occupait, près de la fenêtre, puis demeura immobile – si toutefois elle pouvait l’être, car un tremblement l’agitait.
— Va-t-il mieux ?
Elle hocha la tête. Sur le devant du lit aux courtines serrées, Saladin veillait, la paupière mi-close et le museau entre les pattes.
— Bertine et Isaure m’ont aidée à soigner ses plaies. Celle de l’épaule est peu profonde ; celle qu’il porte au flanc nous inquiète. Il vient de boire un remède et il dort… Ce soir, il devrait aller mieux… ou plus mal.
Midi. Le soleil jetait, dans cette pièce où Luciane et Godefroy d’Argouges avaient dormi vingt ans, un faisceau de lueurs blondes. Il y avait, sous les solives poussiéreuses, la même couche, le même coffre qu’autrefois, et ce banc ouvragé qu’Adelis avait quitté, la défunte s’y asseyait pour filer, coudre ou contempler, au-delà des murs, son verdoyant domaine. Parmi ces meubles et ce rouet dont la roue grinça sous sa paume, Ogier se sentit lourd de tristesse. Cette chambre, il y avait joué. À certaines aurores, il était monté sur ce lit pour s’insinuer entre ses parents avant Aude, mais elle l’y précédait quelquefois… Rien n’avait changé de ce qui composait une paisible retraite. Le silence semblait respectueux des aîtres, moelleux comme l’eau de la douve, au-dessous ; favorable aux assoupissements, à la méditation et sûrement à l’amour – bien que par une décence à propos de laquelle il ne s’interrogeait jamais, il se fut toujours refusé à imaginer son père et sa mère enlacés.
— Ce soir, dit-il. Attendre, toujours attendre. Pas vrai ?
Il lui sembla qu’Adelis hésitait à répondre.
— Si j’en crois Jeannette, dit-elle, il vivra. Quand il
Weitere Kostenlose Bücher