Les fontaines de sang
d’orgueil anima son regard lorsque celui de Tristan l’eût rencontré – et interrogé.
– J’aimerais savoir qui il est, d’où il vient et ce qu’il vous veut.
– Moi aussi.
La voix d’Ogier d’Argouges était tout à coup dépourvue de son habituelle pesanteur, et ses sourcils s’étaient froncés, révélant un puissant effort de mémoire.
– Je crois que je l’ai déjà vu, dit-il. Mais j’ignore où et quand.
– Je vais chercher à en savoir davantage. S’il a ou non des compains, d’où il vient et pourquoi il semble vous en vouloir… car pour moi il n’y a aucun doute : c’est le gars dont Bagerant vous a dit de vous défier.
– C’est vrai, acquiesça Ogier d’Argouges. Je sens à travers moi sa détestation. Mais pourquoi ? Pourquoi ?
*
L’étrange, l’exécrable armée longeait le Rhône. De loin, parfois, lorsque le fleuve gris amorçait un détour, elle se confondait avec lui. Son flot se pailletait de l’acier des armes. On eût dit que tous les poissons qu’il contenait remontaient à la surface. Puis un nuage assombrissait cette féerie qu’aucun trouvère ne chanterait.
Guesclin quittait rarement l’avant de cette fourmilière que Robert Ceni, l’Anglais, Hennequin et Albrecht, les Allemands, Lescaut et Charruel, les Bretons, Espiote, Perrot de Savoie, Bagerant et le Petit-Meschin prétendaient conduire tant ils connaissaient le pays. Une forêt de lances plus ou moins hautes, de pennons et bannières ; des centaines de chevaux et derrière, juste après les piétons innombrables, les charrettes aux essieux grinçants, les cris des charroyeurs, les mugissements et bêlements des bêtes-à-manger entrecoupés des hurlements des victimaires.
On devinait que les cités s’étaient encloses, que les ponts-levis des châteaux avaient été relevés en hâte ; que les bergers prévenus de cette funeste marée s’étaient réfugiés en des lieux inaccessibles avec les quelques vaches et les brebis de leur seigneur, laissant les femmes et les enfants dans des murs épais défiant les échelades.
Les vivres commençaient à manquer. Guesclin semonçait ceux qui voulaient avitailler leur compagnie en pillant çà et là les maisons et les fermes. Il fallait se conduire en bonnes gens pour mériter l’absolution du Pape. On boirait de l’eau en attendant de licher du vin d’Avignon – le meilleur du monde ; on mâcherait du pain rassis avant d’avoir devant soi, à table, de grosses miches de malicet ; on mangerait souventefois des volailles avant de se rassasier de quartiers de bœuf ou de mouton. Il y avait suffisamment d’archers en marche pour compléter des repas qui eussent seulement convenu à des moines – et encore !
Tristan observait ces malandrins aux regards insolents et sauvages, à la recherche d’un arbalétrier qui ne se montrait plus. Il ne fallait pas trop costier le cours du fleuve : on risquait de s’embourber dans une vase noire. Il était déconseillé de pénétrer dans l’ombreux fouillis des joncs du rivage pour s’isoler un moment : des imprudents s’y étaient enfoncés jusqu’aux jarrets, y souillant leur potron nu. Tout semblait inhospitalier, jusqu’aux cris des freux et des buses qui voulaient espérer découvrir de bons restes dans le sillage de ce pullulement de guerriers insensibles à la fatigue comme en toute chose. La nuit venait ; nuit d’automne froide, humide. On s’arrêtait. Des feux poussifs s’allumaient avant même qu’on eût dressé les tentes, et dans leur masse noire aux contours imprécis, on s’inquiétait toujours de la mangeaille.
Il restait quelques bœufs amaigris par une longue traite. On entendait parfois leurs meuglements de mort et les plaintes des moutons. Le jour où il n’y en eut plus, on sacrifia quelques chevaux sans s’attendrir sur les protestations des enfants perdus 247 auxquels ils appartenaient et en se riant, même, de l’affection qu’ils portaient à leurs compagnons. On repartit de bon matin, laissant les os, les carcasses, évitant les excréments des hommes et les brioches des roncins et des mules. Et les oiseaux des rocs et des forêts aux ailes aussi larges et longues que leur appétit tournoyaient dans le ciel en choisissant leur pitance et en poussant des cris qui se voulaient moqueurs.
Et l’on chantait tandis que l’on allait grand’erre ou bien l’on musardait selon l’humeur des conduiseurs encouragés ou semoncés par Guesclin, Bourbon
Weitere Kostenlose Bücher