Les fontaines de sang
par fait. Je lui fournirai un commandement car j’en suis assuré : son aide est sans égale.
Le Normand se leva, s’inclina ; ce fut tout. Guesclin frappa dans ses mains moins pour souligner le compliment royal que pour se féliciter d’être là, parmi ces gens ivres de vin et de bonne chère. Le roi leva sa coupe et, solennel :
– Je bois à messire Guesclin. Je bois à tous les chevaliers qui sont venus nous soutenir contre le roi Pèdre et nous aider à la victoire… Certes, il y aura des morts parmi nous, mais que peut-on attendre d’autre d’une guerre ?
Guesclin se dressa, aussi rouge que les lampas et la bande de gueules de son aigle :
– Je bois aux Compagnies !… Je bois aux Bretons !… Je bois aux chevaliers de France et d’Angleterre qui sont avec nous… Je bois à un homme qui sait tenir un arc mieux, peut-être, qu’une épée.
Y avait-il préméditation d’offense ? Ogier d’Argouges ne releva pas ce défi, mais Tristan sentit planer un oiseau de mort – une aigle peut-être – sur son beau-père.
VI
Les jours suivants, quelques flocons voletèrent sur Barcelone. Un ciel de plomb assombrit la cité sans en alentir la vie. Afin d’éviter toutes sortes d’excès, Pierre IV avait décrété que ses invités resteraient en leurs logements jusqu’à ce qu’il décidât du départ pour la guerre. La tristesse du temps gagna les esprits. On fit une distribution de croix blanches en diverses étoffes. On les cousit sur les cottes, les jaques, les brigantines et les tabards. Il n’en fallut pas davantage pour qu’on nommât les chefs présents à Barcelone et la truandaille introuvable les Compagnies blanches.
On ignorait où étaient passés les routiers qu’on avait laissés en arrière après le franchissement des montagnes (552) . Guesclin prétendait que, flairant l’hiver, ils s’étaient arrêtés quelque part mais qu’ils allaient apparaître. S’il était sincère, c’était un sot ; s’il ne l’était point, cela pouvait signifier qu’il était de connivence avec tous les Bretons demeurés en retrait. Calveley redoutait que ces hordes n’eussent suivi leurs chefs en Castille, anticipant ainsi les batailles et, par conséquent les meurtres, les pillages et les destructions.
Un bruit courut, devint rumeur puis certitude : le Trastamare était allé rencontrer Charles de Navarre. Ce grand turbulent avait informé le postulant à la couronne de Castille de sa perfidie passée – autrement dit du traité qu’il avait conclu avec Pèdre au préjudice de celui qui subsistait avec le Pape et les rois de France et d’Aragon. Plutôt que de discuter longtemps avec le Navarrais, don Henri s’était contenté d’exiger sa neutralité, le considérant comme une malfaisante veleta 305 dont il avait tout à craindre.
Le prétendant apparut inopinément. Il avait abandonné son ost devant les murs de Barcelone et venait s’informer des inten tions de Pierre IV le Cérémonieux et de ses alliés. Il connaissait Guesclin. Ils s’embrassèrent. Audrehem se précipita, impatient d’une accolade qui, aux yeux des Aragonais présents, pouvait le faire passer pour un Mustapha 306 . Quand cette longue étreinte se dénoua, et malgré le haubergeon qui alourdissait et développait sa stature, on vit que don Henri était un homme d’environ trente ans, brun, à la grande face dure, mais mobile, à la bouche gourmande, aux yeux sans trouble, au nez un peu épais. Il portait une barbe assez drue par laquelle, comme les anciens Romains, il affirmait sa prépotence. Peut-être, à l’instar de Néron, avait-il, dans sa jeunesse, enfermé un premier poil dans une boîte d’or pour le consacrer à Mars, dieu des batailles. Chevalier sans doute, ce personnage pour le compte duquel il allait falloir guerroyer dégageait une impression de rectitude mais, Tristan le savait, ce sentiment n’était qu’un leurre. Ce prince hypocrite et ruin 307 se reniait autant que le demi-frère dont il convoitait le trône. Front large, cou puissant, regard lumineux. La force d’un athlète et l’esprit conquérant. Une espèce d’Alexandre capable, lui aussi, de ranger ses soudoyers à force d’horions et d’occire quelque Clitus d’un coup d’épieu. Et c’était sans doute cette ardeur savamment maîtrisée qui donnait aux expressions de son visage tant de sérénité, à ses regards tant de hauteur, et qui devait faire de lui, au centre même de ses propres
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