Les fontaines de sang
diffère guère de celui que tu tiens et dont tu t’es parfois servi.
Nouvel étonnement de l’assistance : ces deux hom mes se connaissaient depuis longtemps. Et s’estimaient bien que anciens ennemis.
– Votre beau-père me semble un vrai fidalgo (550) dit dame Carmen à Tristan.
– Il est plus que cela : une sorte de saint.
Ogier d’Argouges, Shirton et Calveley se sourirent comme au temps de l’otagerie du chevalier normand sur la Grande île.
– Combien de sagettes ?
– Trois comme les archers de messire Pierre IV.
Shirton et Calveley reculèrent, jaugeant cet homme qu’ils avaient bien connu et auquel l’archer anglais avait transmis tout son savoir. Tristan n’ignorait rien de cette amitié singulière dont un tutoiement authentifiait la longévité.
– Encoche la première, dit Shirton, je vais tenir les deux autres puisque tu ne peux les planter à tes pieds.
Disant cela, il tapait du talon sur le pavement comme s’il le voulait fissurer.
Le provocateur demeurait immobile, incrédule : un seigneur – et quel seigneur ! – userait d’une arme de manant ! Plutôt que de l’admirer, il souhaitait qu’il tombât d’emblée en dérogeance et que ses pairs lui reprochassent de souiller ainsi sa prud’homie.
« D’un autre », songea Tristan, « il se réjouirait, je le sais ! »
Mais Lionel était d’une espèce particulière : un bâtard de la noblesse et du commun.
Le mitan de l’arc dans son poing gauche, Ogier d’Argouges encocha la sagette et tira vivement la corde. Le bois d’if archonna. Quand il se sentit bien ferme sur ses jambes, le seigneur normand lâcha son trait.
On entendit le frissement de l’empenne et il y eut un murmure où la stupeur l’emportait sur l’admiration : la sagette s’était fichée si près de celle de Shirton qu’elle avait, en s’insinuant entre celle-ci et le carreau de Lionel, déchiré l’empenne de ce dernier.
– Au-dessus, maintenant.
– Soit, dit Shirton en offrant le second trait à son ancien élève.
À peine encoché, le dardillon partit et pénétra dans mouche.
Le silence parut se durcir. Tandis que Tristan, observait les visages ahuris ou admiratifs, cherchait à y trouver du plaisir ou de la déception, Calveley demanda :
– Que fais-tu de la dernière ?
Ogier d’Argouges regarda dame Carmen, damoiselle Inès , quelques autres gentilfames qui lui souriaient, puis Guesclin et Audrehem, moroses, et le roi d’Aragon ébahi au point qu’il levait son hanap à sa réussite.
– Quelqu’un veut-il tenir un de ces candélabres à une seule chandelle devant le bersail afin que j’essaie d’en souffler la flamme ?
Il y eut chez les hommes un soupir d’incrédulité qui indigna Shirton.
– Vous avez vu, dit-il, de quoi il est capable. Je suis qu’il réussira car c’est moi qui l’ai instruit, voilà dix- huit ans, sur la façon de traire (551) .
– Justement, dit Guesclin, dix-huit ans, c’est trop pour conserver un don.
– Détrompez-vous, messire, dit Shirton. Le don se consolide avec l’âge. Il en va de même de la nage. Jetez à l’eau un homme qui sut au temps jadis se tenir et avancer dedans, il s’y maintiendra toujours. Savoir borner, savoir mettre l’if en bonne archie 302 est un geste le corps et l’esprit n’oublient jamais ! Je ne haus sebecque 303 point qu’Argouges est des meilleurs : il vous le prouve !
– J’aimerais, souhaita Guesclin, qu’il nous en fournisse la dernière preuve.
– Je vais te la fournir, dit le chevalier normand, courtoisement incliné. Ensuite, tu me challengeras si tu en as l’audace.
– Dieu m’en garde ! s’écria le Breton. Si tu réussis, c’est que cet arc est ensorcelé !
C’était si gros que des rires s’élevèrent et s’enflèrent. Pierre IV, hilare, considéra Guesclin et parut le percer pour la première fois. Puis ce fut le silence de plus de cent haleines contenues. Bien qu’on eût pu juger de la maîtrise de ce seigneur, on doutait çà et là qu’il pût réussir son emprise 304 .
– Vas-y, dit Calveley à Tristan. Tiens la chandelle à ton beau-père.
Il souriait et s’étonna de ne dérider personne.
Tristan saisit le candélabre. Il était en cuivre, haut d’un pied, gravé de pampres et de feuilles de chêne. La chandelle, haute de cinq ou six pouces, se consumait en exhalant, au-dessus de la flamme d’or, une fumée d’azur qui sentait le miel.
Tristan s’agenouilla
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