Les fontaines de sang
qu’il sente le remiage (479) , ce cidre se laisse boire. N’est-ce pas, m’amie ?
Ermeline inclina sa belle tête blonde. Il semblait que ce fût pour elle une jouissance exquise d’être là, sous les arbres, loin de tout ce qui, autrefois, avait composé son existence. Elle vivait la vie de chaque jour avec une sorte de joie constante : causant et cousant, lavant parfois le linge à grands coups de battoir au bord de la douve, puis, cet essangeage achevé, le mettant à chauffer dans la même cuve de cuivre où elle lavait son fils. Pour lui donner le sein, elle allait se cacher. Une sorte de dilection in time élargissait ses gestes et magnifiait ses moindres actions. Parfois, Thierry lui sellait Carbonelle tandis qu’il montait Taillefer. Laissant l’enfant aux soins de Luciane et de Guillemette, ils partaient tous deux cheminer sur la lande.
Luciane était de la même espèce qu’Ermeline. Si dense et divers que fût l’emploi de ses journées, la fatigue glissait sur elle sans l’atteindre. Il semblait qu’elle n’épuiserait jamais les désirs, les espérances et les songes dont sa nature était en partie composée. « Un trésor d’ardeur et de ferveur », se disait Tristan. Mais ne l’avait-il déjà deviné lors de leur évasion de Cobham, quand les Goddons les pourchassaient ? Si elle ne l’était déjà, elle serait une grande dame et non point un de ces êtres effacés, parfois douloureux, sacrifiés aux servitudes et convenances séculaires et qui trépassaient de langueur plutôt que de maladie entre les murs de leur demeure. Luciane n’immolerait ni ses façons ni l’espèce d’orgueil qu’elle tenait de famille sur l’autel du mariage. Sa séduction, c’était qu’elle fût sans artifices : droite comme l’if d’un arc, mais qui se pliait d’autant plus volontiers aux désirs de son époux qu’elle les avait découragés avant que leur union eût été consacrée. Béatrix l’observait parfois d’un œil tendu, envieux : l’inverse du regard d’Adèle de Champsecret. Quant à Marie de Giverville, ses traits fins portaient les stigmates de ses veilles fréquentes. Un peu de bistre soulignait ses paupières ; ses joues conservaient cette pâleur des esseulées dont l’esprit souffre davantage que le corps. Une petite ride d’amertume s’accrochait au coin de sa bouche. Si, au lieu d’être un manant promu écuyer, Paindorge avait été d’assez bonne lignée, sans doute s’en fut-elle rapprochée pour mettre un terme à sa viduité tout en rassasiant provisoirement ses démons ; mais elle avait de l’estoc : jamais elle ne déchoirait en s’éprenant d’un roturier.
Éprouvant tout à coup le besoin d’être seul, Tristan, un brin de trèfle entre les dents, fit quelques pas sur la berge de la Siame. Par grappes empourprées, des coquelicots poussaient là, cependant qu’en leur compagnie, l’eau babillait gaiement. Elle nourrissait en vigueur une compagnie d’ormes dont les co lonnes s’éparpillaient en lambrequins légers où déjà, au sommet, se rouillaient quelques feuilles. Il entendit des pas briser les hautes herbes ; une main s’appuya sur son avant-bras. Le visage de Luciane s’offrit à lui, les sourcils tirés, la bouche entre-close. Au milieu, le petit nez rose, appât qu’il convoita et toucha de ses lèvres d’où le trèfle avait chu.
– Pourquoi, Tristan, sembles-tu soucieux ?
– Je me disais que tout ce qui nous entoure et le plaisir que nous éprouvons, c’est trop beau pour que cela dure… Non pas toi et moi, mais cette vie, cette sorte d’oisiveté…
– Crois-tu vraiment que nous soyons oisifs ? Vous avez remonté un mur de l’ancienne écurie, défriché deux champs. Vous soignez matin et soir une véritable cavalerie tant il y a de chevaux…
– Ton père a décidé d’en vendre quelques-uns : les siens, je veux dire, ceux qui lui sont revenus en partage… Et je me demande s’il a raison…
– Il me l’a dit. Aussi va-t-il attendre. Es-tu satisfait ?
– Oui… Car si nous partons en guerre…
Le visage de Luciane changea. Ses chairs rosées se durcirent. Un pli sévère apparut entre ses yeux. Son ardeur avait pris une autre direction. Une expression violente dérangeait l’harmonie habituelle de ses traits et leur ôtait un peu de leur jeunesse. Cette tête chère, il eût aimé la prendre entre ses mains et la baiser tout en proférant des puérilités délicieuses. Mais la jeune
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