Les fontaines de sang
s’enlisait dans l’or et dans l’azur. Pour complaire à Ermeline de Montsurvent qui semblait ne lui rien refuser, Thierry voulut, le dimanche 25, que l’on emplît des paniers de victuailles afin de déjeuner « au bout du champ », non loin de l’endroit où Luciane et Tristan avaient passé leur nuit de noces. Béatrix d’Orbec, boudeuse, Marie de Giverville, rieuse, et Paindorge s’étaient joints aux festoyants, et seuls Tiercelet et Guillemette étaient demeurés dans les murs, tenant en surveillance le fils d’Ermeline, récemment baptisé par un presbytérien de l’abbaye de Lessay, oncle du feu seigneur de Montsurvent.
Il faisait tiède sous les frondaisons opulentes. Un petit vent incitait à l’ivresse de vivre, au plaisir de clore ses paupières afin de mieux sentir son corps pénétré des bienfaits de la nature. On soupirait de béatitude dans l’attente d’on ne savait quoi et l’espérance d’un soir frais, pourpré jusqu’à sa fin comme un manteau d’évêque. Le vin brillait dans les fioles pareilles à de gros rubis liquéfiés. Le cidre avait l’éclat de l’or, et les rires des dames dont les deuils s’estompaient se mêlaient aux tintements des gobelets – car par jeu plus que par courtoisie, on se portait fréquemment la santé.
– Nous offrons à Dieu, dit Marie de Giverville, l’image de gens de paix.
– Si l’Angleterre nous y laisse, dit Thierry, nous avons de bons jours devant nous.
– Certes, dit Ogier d’Argouges. Mais qui peut nous assurer que notre nouveau roi ne songe pas à se revancher des défaites que nous devons à ses prédécesseurs ?
Son visage offert au soleil, Tristan respira un grand coup :
– Je crois connaître sire Charles. Il est d’humeur changeante. Je serais bien en peine d’imaginer ses desseins. Il est imbu de Chevalerie mais nullement à la façon de son père que vous avez costié 118 vous aussi, messire Argouges… J’ose croire que le fils de Jean le Bon sera plein de sagesse moins par inclination naturelle que parce que c’est un pusillanime.
– À Poitiers, dit Thierry, Charles a pris le mors aux dents plus vélocement que son coursier.
– C’est vrai. Je me demande encore comment il a fait, en fuyant, pour ne point vider les arçons.
– Mieux vaut un roi prudent, dit Ogier d’Argouges, qu’une sorte de prince vaillant qui mène son peuple à la ruine.
Puis, en offrant à dame Adèle, très proche de lui, une cuisse de canard :
– J’aurai, dans ma vie, connu Philippe le Sixième qui ne valait rien ; son fils Jean II qui valait moins encore. Par des actions d’un funèbre retentissement, ils ont réduit notre pays au quart de ce qu’il était… Pauvre France ! Elle aura tout connu : la vergogne de ses armées dont les guerriers issus du commun, qui ont survécu aux batailles, n’ont rien à se reprocher ; l’épuisement de ses ressources pécuniaires, l’absence d’alliés conséquents, les horreurs de la Jacquerie, de la guerre en Bretagne et l’engeance des routiers… Il faudrait un essor prodigieux pour réparer ces désastres, et nous avons échangé un roi chevalier sans mérites contre un suzerain égrotant et médiocre.
Tristan dévisagea son épouse. D’un cillement des paupières, elle lui enjoignit de poursuivre le débat si telle était son intention.
– C’est vrai, dit-il, le nouveau roi est ainsi. Gardons-nous, messire Argouges, d’un jugement hâtif. C’est à l’ouvrage que nous le pourrons juger. Quand naquit la guerre contre l’Angleterre, nos institutions militaires étaient perverties. Contre Édouard, nous avions, si j’ose dire, une guerre de retard. Nous faisions prévaloir l’arbalète sur l’arc, le chevalier outrecuidant sur le piéton courageux, les brillances de l’armure sur l’humble cuirie ou la cotte rustrée, le tournoi qui tue sur la joute qui épargne, l’insolence sur la circonspection…
– Je conteste pour la joute ! coupa Thierry ardemment… J’ai vu, sous le rochet d’Ogier, périr des chevaliers immondes. Mais il est vrai que le coup était porté avec une intention homicide.
Argouges se servit en cidre et proposa d’emplir les autres gobelets. Mais les dames préféraient le vin. Il contribuait à leur gaieté tout en colorant leurs pommettes.
– Je ne regrette rien de tout ce que j’ai fait dans les champs clos de France et sur le gazon d’Ashby, en Angleterre. Mais il est vrai que certains tournois ont été
Weitere Kostenlose Bücher