Les fontaines de sang
qui les attendait au pont-levis.
*
Paindorge et Tiercelet, assis sur des bancs à traire, veillaient toujours.
– Personne n’est levé, dit le brèche-dent.
Et Paindorge, qui n’en était jamais à une incongruité près :
– Vous auriez dû vous amourer encore.
Luciane eût pu baisser la tête. Regardant l’écuyer dans les yeux, elle rit :
– Je te ferai présent d’un sablier pour…
Elle s’interrompit en apercevant son père. Le regard d’Ogier d’Argouges parcourut la robe de sa fille.
– La voilà bien grégie (474) dit-il, un soupçon de reproche aux lèvres.
Les paupières de Luciane l’étaient aussi. Tristan, qui n’avait pris aucun soin de ses vêtements, sentit qu’il offrait à son beau-père une piètre image de lui-même.
– Nous avons, dit-il, passé cette première nuit sous les arbres.
– En avez-vous compté les feuilles ?
– Certes, non, messire, en vérité. Ni même les branches.
Ogier d’Argouges fronça les sourcils.
– Tels que je vous vois, vous devriez aller vous coucher.
Puis, tournant les talons, il s’éloigna en riant.
– Je crois qu’il s’ébaudit de bon cœur.
– Père a raison. Viens, Tristan, allons nous coucher.
Paindorge siffla sans penser commettre une irrévérence. Tiercelet se contenta d’un toussotement :
– Eh bien, belle dame, mettez-vous au pieu… si j’ose dire.
Luciane lui montra son poing :
– Tiercelet, malebouche !… Continuez ainsi et je vous ferai donner des verges !
Le brèche-dent s’inclina lentement avec grâce d’un ours qu’on eût conduit à la Cour :
– Je vous regracie de cette intention, dame, mais ma mère m’en a fourni une et je sais m’en contenter.
On rit. Tristan sentit la tête légère de son épouse s’appuyer sur son épaule tandis qu’un bras le ceinturait fermement.
Viens, j’ai froid.
Un hennissement mit soudain en émoi l’écurie. C’était à n’en point douter Alcazar avide d’espace et de galopades. Eh bien, il attendrait, lui, pour être chevauché !
DEUXIÈME PARTIE
LES ORAGES LOINTAINS
I
Cet été-là fut tiède et dépourvu d’alarmes. Tristan s’installa aussi sereinement dans les us et plaisirs du mariage que dans la paix, certes fragile, qui florissait sur le Cotentin. En compagnie de son beau-père, de Thierry, Paindorge et Tiercelet, il vaqua aux travaux de la demeure abandonnée quelques jours avant Cocherel en regrettant, sans oser l’avouer, qu’aucun fragment du trésor des malandrins de Ganne n’eût été employé soit à l’engagement de deux ou trois couples de bonnes gens capables d’aider aux hommes et aux femmes, soit au recrutement de quelques soudoyers. Cette réserve dans l’expression de ses idées ne manquait pas, parfois, d’affecter une humeur qu’il jugeait bonne. En fait, il lui coûtait de restreindre ou de surveiller ses propos. Jamais il ne confierait à quiconque la gêne qu’il s’infligeait à lui-même et qui prenait sa source à Gratot même : il n’était en ces lieux que le gendre et l’époux. Aucune décision ne lui appartenait.
Les nouvelles ne parvenaient point au château. Pour s’informer, il convenait de se rendre à Coutances, de préférence un jour de marché. On apprit par un clerc retour de Paris que faute de pouvoir guerroyer, le comte de Tancarville deviendrait lecteur du roi, qu’il entretenait souventefois de piègerie, vénerie et fauconnerie.
Selon ses conseils, Charles V se proposait de réformer l’administration des forêts : les veneurs et leurs gens n’auraient plus le droit de loger dans les monastères aux frais des moines. Et puisque l’été semblait être dédié à la chasse – qui n’était, selon Luciane, qu’une guerre inégale livrée aux animaux -, on sut que Guesclin avait offert à son protecteur un couple de faucons.
– Des tahorotes ! s’exclama Thierry.
– Hé oui, beau-frère. Ils viennent, m’a dit l’évêque, de Barbarie d’outremer (475) .
– En tout cas, dit Tristan, avec ces oiseaux de haut vol, Guesclin paraît espérer une élévation.
On sut encore, par l’entremise d’un poissonnier de Gouville dont le frère avait quitté Pacy-sur-Eure quelques jours après Cocherel, que le captal de Buch avait été emprisonné à Meaux où, six années auparavant, il avait sauvé l’honneur et la vie de la duchesse de Normandie, désormais reine de France (476) .
Août
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