Les foulards rouges
noir :
— Elle viendra. Elle a besoin d’or, de
beaucoup d’or, tel quelqu’un qui s’apprête à fuir.
— Cela est fort possible.
Jérôme de Galand réfléchit un instant, puis
leva un regard surpris sur le simoniaque.
— Eh bien, vous êtes encore là ?
— Je cours à nos affaires, monsieur le
baron ! répondit le simoniaque en se retirant à la hâte.
Le duc de Beaufort
accourut rapidement en apprenant que Bertrand, son plus brillant espion, venait
d’arriver en la capitale mais qu’il se trouvait à l’agonie.
Bertrand avait été posé à l’écurie, sur de la
paille fraîche et un médecin lui ôtant son haut-de-chausses venait de découvrir
une jambe noire où s’agitaient déjà quelques vers.
Beaufort chassa le médecin d’un geste et, dominant
sa répulsion, demanda :
— Alors ?
— C’est projet impossible, monsieur le
duc !
Beaufort jura entre ses dents.
Le comte de Nissac, décidément, échapperait-il
donc toujours à sa vengeance ? Mais si Bertrand affirmait qu’il n’était
rien qu’il fût possible d’entreprendre…
Quinze jours plus tôt, le duc de Beaufort
avait envoyé son espion favori en la région de Saint-Vaast-La-Hougue afin de se
rendre compte de ce qu’il en était du château des seigneurs de Nissac et par
exemple s’il pouvait être détruit ou incendié.
Oubliant l’état du mourant, le duc ordonna
avec rudesse :
— Parle donc !
— Le château est fort vieux mais solide
comme on les bâtissait en les temps jadis. Il est tout de pierres, et ne
brûlera jamais. Quant à l’attaquer au pic, autant vouloir détruire le donjon du
château de Coucy. Il y faudrait des années.
Le duc de Beaufort que ces nouvelles
irritaient toujours davantage questionna sèchement :
— Cela ne va point !… S’il est si
vieux, il a dû être pris en les guerres du passé et souffrir à tel ou tel
endroit. Que sais-je ?… Un mur moins solide ?… Une maçonnerie
reconstruite à la hâte ?…
Bertrand soupira. Il savait sa mort prochaine,
avait toujours servi son maître avec grande fidélité et découvrait avec une
tristesse infinie l’indifférence du duc. À peine aurait-il fermé les yeux, le
grand seigneur l’oublierait. C’était là chose fort injuste qui n’était point
bon paiement pour toute une vie de dévouement et de loyauté. Pourtant, entre ce
qu’il savait des secrets du duc, et ce qu’il en devinait, il aurait pu…
Bertrand chassa cette pensée et, voyant l’impatience
où se trouvait le duc de Beaufort, répondit enfin à la question :
— Le château n’a jamais été pris. Les
comtes de Nissac ont toujours résisté aux invasions étrangères et ont toujours
servi la couronne, le roi ne les a donc point attaqués. Un navire anglais, voici
plus d’un siècle, envoya bien quelques boulets mais ils n’atteignirent pas même
la grève.
— Même les Anglais ! répéta Beaufort
avec amertume.
Le blessé hocha la tête.
— C’est ainsi, monseigneur.
— Mais comment est-ce possible ?
— Le château, situé entre Saint-Vaast-La-Hougue
et Barfleur, a toujours fait peur aux Anglais. Quand Edouard III d’Angleterre,
jaloux de la prospérité de Barfleur, envoya son fils le Prince Noir détruire la
ville, le château fut épargné.
— Mais pourquoi ? s’étonna Beaufort.
— Le Prince Noir, en ce jour du 14
juillet 1346, détruisit et incendia Barfleur, puis il se présenta devant le
château des Nissac. À une distance qu’on jugea toujours impossible, une flèche
partit du château et se planta en le ventail relevé du heaume du Prince Noir. Alors,
sur les créneaux, un homme se mit debout, jeta son arc, sortit l’épée et défia
le Prince Noir et cet homme était un Nissac. Le Prince Noir, pris de frayeur, préféra
tourner bride devant toute son armée, sans prendre le temps d’ôter la flèche du
heaume… Et, plus étonnant encore, monseigneur : lorsque la Peste Noire s’abattit
sur le Cotentin, entre les années 1346 et 1353, les Nissac furent épargnés, et
tous ceux qui avaient trouvé refuge en cet étrange château.
Rageusement, le duc de Beaufort dut admettre
que ce n’était point ainsi qu’il pourrait se venger de cet homme qu’il
détestait chaque jour davantage.
Il observa la jambe pourrie de Bertrand et
demanda :
— Eh bien, que t’est-il arrivé ?
— Ah, monseigneur ! À force de rôder
autour du château, une nuit, je vis deux yeux couleur de feu et fus
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