Les foulards rouges
que se voir manger par son
prochain n’est point habituel aux mœurs humaines.
Convaincu de cela, le Maltais hurla.
— On dirait qu’on tue le cochon ! remarqua
le marquis de Dautricourt.
Mathilde, qui n’avait point parlé, observa :
— Voilà qui est dangereux. Si la foule
des Parisiens affamés pense que nous tuons le cochon, elle s’en va aussitôt
envahir cette maison et nous serons découverts.
Une nouvelle gifle envoyée par monsieur de
Bois-Brûlé calma le fournisseur de la Fronde.
Le Maltais vit Florenty, son couteau sanglant
à la main, qui se penchait vers lui, l’air terrible, et lui soufflait :
— Maintenant, je veux manger de l’œil d’homme !
Dominant sa douleur, le Maltais s’écria :
— Je vous y mène, mes seigneurs !
Dautricourt et
Florenty s’en étaient allés porter l’or à un batelier, agent de Mazarin, qui
devait le convoyer jusqu’à Saint-Germain-en-Laye où il s’en irait grossir le
trésor de guerre du cardinal.
Satisfaits de leur mission, et ayant ôté leurs
foulards rouges, Nissac et les siens s’en retournaient à l’hôtel de Carnavalet
lorsqu’une cavalière, qui portait l’habit d’homme et l’épée au côté, les croisa.
Ce fut la stupeur de part et d’autre.
Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de
Luègue, aperçut d’abord le comte et en éprouva une vive douleur au cœur mais c’est
à Mathilde de Santheuil qu’elle s’adressa :
— Nous avons affaire en souffrance, madame.
— Réglons-la au plus vite.
— Dans une heure, au marché aux chevaux, place
des Petits-Pères.
— Je vous y attendrai.
Le comte de Nissac
se trouvait en un profond embarras.
Il savait, en effet, qu’il ne pouvait empêcher
Mathilde d’affronter Charlotte, tant était profonde entre les deux femmes l’envie
d’en découdre ; comme il n’ignorait point que l’opposition entre Fronde et
service du roi relevait du prétexte puisque sa seule personne nourrissait la
rivalité des deux amazones.
En revanche, si ce duel lui coûtait, quoique
son cœur se trouvât tout entier acquis à Mathilde de Santheuil, il voulait
épargner ce spectacle à Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt. En
effet, le comte pensait que le jeune homme, protégé par son âge, se trouvait
dans la méconnaissance de certaines douleurs et déchirements que la vie inflige,
hélas, bien assez tôt et au-devant desquels il n’est point nécessaire de se
précipiter. Le marquis était profondément épris de Charlotte, mais il éprouvait
grande amitié pour Mathilde, femme qu’il admirait et regardait comme un
compagnon d’armes. Or, on sait comme le fait de lutter, souffrir et espérer
côte à côte crée des liens qui, bien qu’ils ne fussent point amoureux, ont une
force parfois semblable à ce sentiment.
C’est de cet écartèlement des sentiments que
Nissac voulait préserver Dautricourt.
Pour prévenir cet effet et sauver ce qui
pouvait l’être de l’unité des Foulards Rouges, Nissac décida de ne point s’attarder
en l’hôtel de Carnavalet car, à tout instant, le marquis de Dautricourt pouvait
revenir de sa mission consistant à porter l’or du Maltais au batelier agent de
Mazarin.
En attendant que Mathilde se fût préparée pour
le duel, il pria monsieur de Bois-Brûlé de rester sur place, ainsi que
messieurs de Frontignac et Le Clair de Lafitte, afin d’y retenir le marquis dès
son retour. Il ajouta que pour ce faire, tous moyens seraient bons, y compris
la force.
Ainsi donc, seuls Fervac et lui-même
accompagneraient Mathilde au marché aux chevaux où devait se dérouler le duel.
Nissac et Fervac patientaient en la cour d’honneur,
près de trois chevaux sellés, lorsque Mathilde parut, stupéfiante de beauté.
Une rose rouge piquée en sa belle chevelure
brune, une chemise d’homme de la plus fine des soies et que Nissac reconnut
comme étant sienne, la jeune femme portait également un corps de jupe évasée
permettant nombreux mouvements et des bottines rouges.
Fervac, le souffle coupé, prit cependant le
comte de vitesse :
— Vous n’avez jamais été aussi belle, madame,
bien qu’en temps ordinaire, vous le fussiez déjà, et de quelle façon !
Mathilde lui sourit.
— C’est que je vais peut-être mourir, monsieur,
et qu’en ce cas, j’aimerais laisser de moi meilleur souvenir qui soit.
Nissac s’avança et la serra contre lui.
— Étouffe-moi ! lui murmura-t-elle.
64
Mathilde de Santheuil,
Weitere Kostenlose Bücher