Les guerriers fauves
jouait dans ses yeux bleus et, une fois de plus, Tancrède la trouva belle. Elle ne faisait pas partie de ces femmes dont la beauté vous envahit au premier regard, son charme s’insinuait en vous au fil des jours. Quand vous le réalisiez, il était trop tard.
Il ajouta, troublé :
— Vous devriez retourner vous coucher.
La jeune femme étouffa un bâillement.
— Je vais proposer mon aide à l’infirmier de l’abbaye et puis je vous obéirai, Tancrède. La nuit a été courte et nous partons de bonne heure demain matin.
Le jeune homme s’inclina et repartit. Le visage d’Eleonor dansait devant ses yeux. Il se confondait avec celui, rêvé, d’Anouche, sa mère, et celui, déjà lointain, de damoiselle Sigrid, la laide, la repoussée, la dame blanche qui lui avait tant donné.
À quelques pas de là, son maître paraissait perdu dans ses pensées et il se garda bien de l’interrompre. Des éclats de voix parvenaient jusqu’à eux, venant du groupe formé par les passagers du navire marchand.
Effrayés et excités tout à la fois par les derniers événements, les hommes discutaient avec véhémence. Seul frère Dreu manquait à l’appel. Il devait dormir du sommeil du juste dans la cellule prêtée par ses frères à l’abbaye. Tout en rentrant son épée au fourreau, d’Avel-lino, qui venait de rejoindre les autres, répondit distraitement aux questions de maître Richard, le pèlerin de Saint-Jacques.
— Il paraît que ce sont des pirates ! Moi qui croyais que le voyage par mer serait plus tranquille, je me suis bien trompé. Vous les avez vus ? demandait celui-ci.
— Non, pas vraiment. C’est l’alerte qui m’a réveillé comme vous, j’imagine. Quand je suis sorti de ma tente, tout était déjà fini. J’ai fait une battue avec les marins le long des berges. La seule chose que l’on a aperçue, c’est des canots qui s’éloignaient.
— Ils ont même tué le mousse...
L’attention de Tancrède fut détournée des paroles du pèlerin ; quelqu’un tirait sur sa tunique.
— Z’avez pas vu ma maîtresse, mon bon sire ? demanda le vieux Gautier en s’agrippant à lui, une torche penchant dangereusement dans son autre main.
— Je vais vous prendre cela, mon brave, avant que vous ne mettiez le feu au campement, fit le jeune homme en s’emparant du flambeau. Votre maîtresse va bien, et je ne crois pas qu’elle ait besoin de vos services.
Vous feriez mieux d’aller cuver votre vin. Vous ne lui servirez à rien dans cet état.
— Vous croyez ? fit l’autre en lui soufflant une haleine avinée au visage.
Il tituba et se raccrocha de nouveau à lui.
— Z’avez raison, vais faire encore un p’tit roupillon... Croyez qu’on est bientôt arrivés en Orient ? Le bateau y roule plus tant. Ou alors, c’est que j’m’y habitue.
— Bien sûr, puisqu’on est à terre ! répliqua Tancrède en souriant malgré lui aux remarques de l’ivrogne. Quant à ce qui est d’arriver en Orient, on en est loin.
Depuis le départ, il n’avait jamais vu l’homme autrement qu’ivre ou en passe de l’être. Un fier serviteur qu’Eleonor avait là ! Pourtant, à chaque fois que quelqu’un s’en prenait à lui, elle le défendait comme une mère son petit. L’ivrogne, il l’avait compris, était tout ce qui lui restait de son pays, son lien avec l’enfance et le manoir de son père.
— À terre ! Comment ça à terre ? protesta l’autre.
Son regard trouble balaya les tentes et les arbres qu’éclairait la lune.
— Bon, si vous la voyez, dites-lui que je suis retourné me coucher, grommela le vieux en partant d’un pas mal assuré vers sa paillasse.
Un peu à l’écart, Pique la Lune et Knut s’entretenaient avec Harald, Corato et Giovanni. Tancrède ne saisit pas leurs paroles, mais les visages des hommes étaient graves.
Des guerriers fauves entrèrent brusquement dans le cercle de lumière, traînant par les cheveux les dépouilles des pirates qu’ils jetèrent à côté des autres. D’un côté comme de l’autre, personne n’avait fait de prisonniers.
— Tancrède, donnez-moi votre torche !
Le jeune homme rejoignit son maître près du cadavre de la sentinelle. Hugues saisit le flambeau puis alla de corps en corps. Il s’arrêta longuement près de l’un des pirates, s’agenouillant pour mieux voir ses traits, puis se releva et continua son inspection en marmonnant un mélange incompréhensible de mots arabes, hébreux et
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