Les héritiers
côté. Le jeune homme se força à la plus rigoureuse immobilité, respira profondément, avec une lenteur calculée.
Ces précautions ne valaient rien. Après une heure de paralysie feinte, il se redressa rageusement.
— Jésus-Christ!
Quelqu’un
arrêtera-t-il
ce
cinéma
infernal ?
Une fois de plus, les scènes de guerre se déroulaient dans son esprit avec une netteté troublante. Il avait beau essayer de revivre l’épisode { la fois torride et tendre avec Jane, repassant dans le détail son long examen du corps pâle et lisse, rien n’y faisait. Les images de jeunes hommes pourrissant dans les tranchées se substituaient aux premières, les gommaient irrémédiablement.
Peut-être par compassion pour le voisin du dessous, il renonça au projet de parcourir pendant des heures un minuscule ovale dans ses deux petites pièces. Ses vêtements pour le lendemain se trouvaient sur une chaise. L’insomniaque les enfila à la lueur de la lune, sous la lucarne percée dans le toit. Puis il ferma doucement la porte de sa chambre derrière lui, descendit l’escalier en tenant ses chaussures à la main.
L’air de la nuit le saisit, un moment il tenta de réprimer un frisson, la main près de son cou afin de fermer le col de sa veste.
— L’automne est vraiment arrivé, maugréa-t-il.
La prochaine fois, il devrait prendre son paletot. Il abandonna toutefois l’idée de rentrer afin de le récupérer.
Mieux valait marcher d’un pas vif, essayer de se réchauffer de cette façon.
Lors de ses pires insomnies, celles où il devait sillonner la ville afin de se fatiguer un peu, Mathieu parcourait un trajet convenu, toujours le même, malgré de légères variantes. D’abord il gagnait le chemin Saint-Louis, passait la porte monumentale, continuait vers l’ouest jusqu’{
l’intersection de la rue Scott. En passant devant la maison d’Edouard Picard, il ralentissait un peu le pas, cherchait {
deviner quelle chambre servait au couple.
Cet endroit représentait la première station d’un étrange chemin de croix. Le jeune homme atteignit ensuite la rue Saint-Jean, emprunta un escalier afin de rejoindre la Basse-Ville. Rue Saint-Joseph, il salua un policier soupçonneux d’un geste de la tête.
— Vous êtes-vous perdu ? demanda l’agent.
— Comment serait-ce possible, dans notre jolie petite ville?
L’autre cherchait des signes d’ivresse, estimait la valeur des vêtements, inventoriait de mémoire les visages des mauvais garçons souvent croisés au poste de police.
— Je fais juste un peu d’insomnie, expliqua enfin le promeneur. Marcher permet de me nettoyer la tête.
Vraie, l’explication ne paraissait pas convaincante pour autant.
— Rentrez chez vous. Nous sommes au milieu de la nuit.
— Ça, je l’avais remarqué.
Mathieu reprit sa progression. Un long moment, il entendit le pas du policier derrière lui. L’agent ne croyait guère à son histoire. Il le soupçonnait d’en vouloir plutôt { l’une des nombreuses vitrines de l’artère commerciale.
Quand
il
s’arrêta
sous
le
clocher
de
l’église
Saint-Roch afin de contempler un moment l’entrée du magasin PICARD, le limier accéléra sa cadence pour le rejoindre.
Peu désireux de s’expliquer encore, l’insomniaque traversa le parvis de l’église pour rejoindre la rue Saint-François. Il s’attarda un bref instant { côté de la pension où logeait Flavie.
— Dors bien, jolie brunette. Je préférerais m’épuiser avec toi plutôt que de traîner en remorque un valeureux représentant des forces de l’ordre.
La jeune fille s’accrochait toutefois { sa vertu. Enjouée, toujours souriante, elle tolérait mal les jeux de mains, se refusait aux privautés plus audacieuses.
Mathieu pressa ensuite le pas pour rejoindre la côte d’Abraham. En passant devant la boutique ALFRED, le jeune homme songea à sa mère, eut envie de rentrer dans le commerce et d’attendre l{ le moment du petit déjeuner pour rejoindre les siens. Finalement, il décida plutôt de regagner sa chambre. Epuisé, il se laissa tomber sur son lit, plongea dans un sommeil profond, sans rêve. La sonnerie stridente le ramena à la vie, à peine reposé. Il affronterait une nouvelle journée dans un état de fatigue peu propice à la concentration.
*****
La fin de septembre arriva, puis octobre vint teinter les feuilles des arbres. L’exil rural de la famille Dupire s’allongeait.
Parfois le vendredi soir, d’autres fois le
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