Les héritiers
Soir après soir, ils tentaient avec un succès inégal de paraître brillants devant leur belle hôtesse. Le vétéran trouvait leur conversation un peu insipide, mais parfois, il glanait auprès d’eux des informations utiles pour la poursuite de ses études.
A la longue, le jeune médecin logé au second étage se révéla le meilleur compagnon. À vingt-cinq ans, soucieux de bien amorcer sa carrière, Alcide Davoine accordait peu d’importance aux tournois de bridge ou aux soirées dansantes tenues chez les parents de jeunes filles à la recherche du bon parti.
Comme ce soir-là, les deux hommes demeuraient souvent seuls dans la salle à manger après que tous les autres eurent regagné leur chambre.
— Excusez-moi, déclara Julie en entrant dans la pièce, mais je dois desservir.
— Bien sûr, répondit Mathieu. Je vais même vous aider un peu.
Le jeune homme se leva et entreprit de mettre les dernières assiettes l’une dans l’autre.
— Voyons, ce n’est pas nécessaire, protesta la jeune domestique.
— Vous ne pourrez pas vous reposer avant d’avoir terminé la vaisselle, n’est-ce pas ?
Dans cette maison, le personnel se trouvait contraint à travailler de longues heures. Mathieu savait bien que la bonne et la cuisinière ne regagnaient jamais leur chambre avant neuf heures. Pourtant, tous les matins, elles s’agitaient devant le gros poêle à charbon aussi tôt que six heures.
Julie plaça les couverts dans un grand plat, le vétéran posa les assiettes, puis les soucoupes et les tasses sur le chariot utilisé pour desservir.
—Je vous remercie, monsieur, murmura-t-elle en quittant la pièce.
Après son départ, le médecin lui adressa un sourire amusé.
— Tu sais te faire bien voir des dames de la maison.
— Ce sont mes voisines. Elles travaillent fort pour un maigre salaire.
—Je sais, l’an dernier, je logeais sous les combles.
Les deux jeunes hommes s’engagèrent bientôt dans l’escalier.
— Tu ne fais pas de bureau ce soir ? demanda Mathieu en arrivant sur le premier palier.
— Le docteur Caron me donne congé le jeudi.
— Quelle générosité !
— Mais je serai là demain soir.
A ce rythme, le praticien arrivait à faire fonctionner son cabinet une douzaine d’heures par jour, six jours par semaine. Cela lui avait permis de conserver tous les patients autrefois confiés aux bons soins de Charles Hamelin, et d’en attirer de nouveaux.
— Je pense que je ne suis pas le premier bénéficiaire de cette générosité, continua le jeune médecin. Cela permet à sa fille de profiter aussi de sa soirée de congé. Tu la connais ?
— Elise? Pas vraiment. C’est toutefois une amie de ma sœur.
— L’étudiante en médecine ? Tu devras me présenter ce personnage, un jour. Elle semble remarquable.
— Dès qu’elle viendra en visite { Québec, je le ferai.
Mais ne fonde pas trop d’espoir sur cette rencontre. Je ne lui connais aucune inclination sentimentale. A l’entendre:, les étudiantes universitaires mènent une vie plus sage que celle des nonnes.
Ils arrivaient au second palier. Le médecin proposa :
— Tu viens prendre un verre ?
L’autre marqua un moment d’hésitation.
— Je ne sais pas. Comme ma sœur, moi aussi je suis plutôt sage. Les études. .
— Tu te reprendras cette nuit.
Comme l’étudiant en droit logeait au-dessus du médecin, ses longues périodes d’insomnie ne lui avaient pas échappé.
Il ouvrit sa porte, laissa l’autre passer devant lui.
— Je ne pourrai m’attarder très longtemps, précisa Mathieu. C’est fou le nombre de pages qu’un futur avocat doit assimiler.
— Alors ne perdons pas de temps. Tu veux un cognac ?
L’invité acquiesça en prenant place dans un vieux fauteuil au revêtement
élimé.
Son
logis
se
composait
de
deux pièces. L’une servait de salon. Trois sièges confortables lui permettaient
de
recevoir
une
compagnie
limitée.
L’autre pièce, fermée par une porte, abritait la chambre {
coucher.
— Comment fais-tu ? demanda le visiteur en acceptant le verre de cognac.
— Comme tout le monde à Québec : je demande une prescription à un docteur. Comme je vois Caron tous les jours, c’est facile. Rusé, le bonhomme en profite pour me demander de lui rapporter aussi une bouteille.
Je passe pour un ivrogne, et lui s’épargne des heures d’attente.
— Accepterais-tu de me donner une prescription ?
Avant de se servir, l’autre se pencha sur la table de
Weitere Kostenlose Bücher