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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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épaisses, les tailles empâtées par la position assise et l’oisiveté ;
deux sortes de faces : l’une rougeaude, avinée ; l’autre à
boursouflure terreuse, marquée par la grisaille des bureaux de prison. Les yeux
éteints par l’horrible ennui émané des formulaires, bordereaux, registres, fichiers
où prolifèrent, cataloguées à l’infini, les mêmes descriptions imbécilement
administratives de misérables et de miséreux. Des brutes végétatives, vieux
scribouillards de commissariats, greffiers des prisons provinciales casés à
Paris par protection. Les uniformes passés, gras au col, polis aux coudes, n’ont
plus ni forme ni couleur définie. Un relent d’haleines vineuses, de fumée de
tabac refroidie, de vieux vêtements, d’encres, de poussières et de papiers
jaunis flotte autour de ces hommes qui ne sortent – à peine – de leur totale
indifférence que pour outrager ou railler avec une lourde bêtise le passant
dont ils enregistrent l’écrasement. Un vieux diable leur murmure dans un
souffle son nom ridicule.
    – Lecornu, Alcide-Marie !
    Trois rires épais (et bas), en gloussement de porcs, lui
font écho. Une voix vineuse traînaille :
    – Ben toi, t’as pas volé d’êt’ cocu.
    Mais le plus souvent le silence des greffes tombe sur l’incarcéré
comme une première couche de poussière.
    De guichet en guichet, de toise à fouille, de fouille à
douche, de douche en case, nous passons. Je pense à des grains de sable coulant
à travers un tamis compliqué, très sale, et tombant à chaque seconde dans une
plus sordide pénombre. Nous avons déjà été fouillés, à l’arrestation ; plus
rien ne nous reste, semble-t-il, à prendre, sinon l’épingle, le mégot, l’infime
crayon, voire la pièce d’or auxquels les avertis savent faire franchir tous les
obstacles.
    La cérémonie recommence pourtant, un peu plus odieuse. Deux
ou trois gardiens massifs se carrent devant une file d’hommes nus. « Ouvrez
la bouche ! Baissez-vous !… Mieux… Eh, cré nom, s’pèce d’idiot, plus
bas… Jambes écartées… Allez… Avance, le suivant ! » Un pouce gras
palpe une mâchoire douteuse. Un képi avachi se penche sur l’arrière-train du
type à mauvaise tête qu’on fait passer sous la barre : la barre oblige à
se courber de telle sorte que les objets cachés dans l’anus sont censés devoir
se trahir…
    Une galopade de pieds nus frappant le carrelage d’un
large corridor précipite vers les douches l’équipe crasseuse des arrivants ;
les premiers croisent l’équipe des précédents, nettoyés, caricaturaux. Ces
anatomies grotesques – les hommes ramassés au hasard de l’infortune ont en
général des nudités difformes, tarées par la misère – gesticulent, grelottantes,
aux prises avec d’innombrables vêtements. Pendant que l’on se douche, les
effets usagés passent à l’étuve : désinfection instantanée dont ils
sortent semblables à des chiffons broyés sous une pression phénoménale, tout
rayés de plis capricieux à peu près ineffaçables. Je n’ai fait qu’entrevoir
cette scène grotesque du rhabillage. Nous sommes pressés, bousculés, par des « Ouste,
plus vite, allez donc, pressez, pressez ! Nom de Dieu ! » La machine
fonctionne si rapidement que nous nous alignons déjà dans d’infâmes baquets
chauds et poisseux. L’eau presque bouillante ruisselle, la glu noire du savon
colle à la peau. « Ouste, pressez, pressez ! » Une autre
galopade de pieds nus claque dans le corridor.
    Nouvel appel nominal : à chacune de ces opérations l’appel
nominal commence le rite. Je m’intéresse pourtant chaque fois au caractère des
voix qui répondent : Présent ! – étouffées, de peur physique, prestes
de la prestesse spéciale, toujours un peu en retard, des timidités, éraillées
et traînardes comme s’envolant à regret, nonchalantes chez les habitués. Après
l’appel, nous échouons deux par deux dans les compartiments assez clairs d’un
corridor spacieux. Un peu de lumière fait du bien aux yeux. Nous avons au moins
une heure à attendre : repos (dans un quart d’heure, l’ennui : notre
trépidation intérieure de vivre ne cessera qu’à la longue), vide du temps. J’ai
pour compagnon de cage mon voisin de file le pauvre hère à moustaches tombantes
qui a maintenant une allure de naufragé. Il s’est déridé en voyant l’officier-rastaquouère-roumain
accouplé à un petit pédéraste

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