Les hommes dans la prison
drame. Ouvrier, veuf, une fille de quinze ans. Toute la
paie bue. (Pourquoi ? Il n’y a pas de pourquoi. Ou ce serait : pourquoi
vivre ? Si vivre, c’est toujours le dur travail qui ne nourrit guère, et
rien après.) Le retour titubant au chenil, la pesante chute sur le matelas où
dort la petite. Puis il ne sait pas bien comment ça s’est passé dans les
doubles ténèbres de la nuit et de l’alcool : il n’avait jamais pensé à ça
auparavant, non, jamais ! – le viol. L’homme est bien près de la brute :
la bête de somme, même après quarante-cinq ans de misère, de travail, a de ces
bestiales révoltes de la chair. La peine coutumière en pareil cas, c’est au
moins dix ans de travaux forcés.
… Six ans plus tard, je passai de nouveau dans une de ces
cellules du Dépôt, peut-être dans la même. Rien n’y avait changé : pas
même la vase verdâtre au fond du pot de grès. Cette fois, je fus seul. Le
deuxième jour, m’étant pourvu à la cantine de papier, d’encre et de plumes, richesses
inestimables qu’on attend au moins vingt-quatre heures dans un complet
désœuvrement, je me mis à écrire un conte. C’est en prison une règle
primordiale d’hygiène mentale qu’il faut travailler à tout prix, s’occuper l’esprit.
J’écrivais donc ; le guichet de la porte verrouillée était entrebâillé ;
il y avait ce silence spécial des geôles, peuplé d’une foule de bruits morts :
verrous qu’on tire et pousse quelque part dans les galeries, passage d’une
ronde de gardiens, nettoyage de gamelles, roulement d’un chariot apportant la
soupe… Il y eut tout à coup dans ce silence le faible bruit mouillé que ferait
un ballot de linge tombant sur le carrelage, accompagné d’un cri bizarre, pas
bien haut, mais aigu :
– Ou-i-iiiiii…
On eut dit d’un oiselet le cou tordu.
Un bruit de pas fusa, pas lourd, précipité, des gardiens
chaussés de godillots, pas feutré des détenus du service général. Le guichet
entrebâillé se ferma avec violence. J’écoutai longuement avec ce pressentiment
du mal, si précis chez les vieux enfermés qu’ils n’en doutent plus. J’entendis
se multiplier les pas ; chuchoter ; des pas nombreux, insolites, s’éloigner ;
le ruissellement de l’eau sur le carrelage, le glissement de torchons mouillés,
tout un long lavage inaccoutumé. On apporta la soupe. Le silence continuait. Le
guichet se rouvrit ; j’entrevis deux civils discutant à voix basse dans la
galerie : ils mesuraient du geste la hauteur des étages…
Un détenu du service général me dit le lendemain :
– Tu sais, y en a un qui s’est foutu en bas de la
troisième galerie, presque devant ta porte. Y n’a pas fait « couic » !
– Qui c’était ?
– Sais pas, un Italien, qu’on dit. Un expulsé. C’est p’t’êt
pas vrai. Mais c’qu’y y avait du sang, tu peux pas t’figurer : un plein
seau. Ç’ui-là !
Les torchons sales des vieux détenus du service général
avaient bien étanché ce sang : le carrelage luisait comme de coutume.
Le seuil de la prison franchi, le tutoiement est presque
de rigueur entre enfermés. Au Dépôt, où le flot des passants s’écoule sans
cesse, dans la brusque dégradation physique que l’arrestation impose plus encore
à ceux qui n’appartiennent pas à la « pègre » qu’aux habitués des
prisons, les gardiens tutoient à peu près tout le monde ; ailleurs, un
rapide classement par catégories sociales leur fait réserver le parler
grossièrement familier aux détenus qui n’inspirent aucune considération. Une de
mes premières observations – dont la justesse se confirma plus tard maintes
fois – fut que ce tutoiement de gardiens à détenus, de policiers à voleurs, est
l’indice spontané d’une communauté d’existence et d’esprit. Gardiens et détenus
vivent la même vie, des deux côtés de la même porte à verrous. Policiers et
voleurs hantent les mêmes milieux, s’attablent devant les mêmes comptoirs de
bars, couchent avec les mêmes filles dans les mêmes garnis. Ils se façonnent
les uns les autres comme des ennemis se combattant avec des moyens
complémentaires d’attaque et de défense sur un terrain commun. Une longue
expérience m’a appris que, s’il y a entre malfaiteurs et gardiens ou policiers
des différences de mentalité et de moralité, elles sont en général, pour de
profondes raisons, tout à l’avantage des malfaiteurs. Au chapitre même de
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