Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
mère en est morte – elle s’interrompait – ma mère, je te raconterai – une Indienne, une enfant adoptée – Allen et moi ici, une nouvelle existence, il écrit, il y a Martin, il y a toi maintenant. »
Elle me tendait Martin.
— Je vais travailler, disait-elle. Tu le gardes ? Je serrais Martin contre moi, je disais :
— Je suis comme ta mère, Sarah m’a adoptée, j’avais un an, à la fin de la guerre.
Julia se penchait vers moi, me caressait les cheveux comme le faisait Sarah :
— Tu seras donc la meilleure des mères.
Je sais aujourd’hui tout ce que je dois à Allen et à Julia. Ils s’aimaient. Ils me donnaient confiance : la vie n’était donc pas seulement usure et perte. Je les regardais quand, le soir. Julia ayant terminé sa lecture, elle prenait la main d’Allen et murmurait :
« … Tu t’es endormi, n’est-ce pas ? »
Il sursautait, essayait de mentir, riait.
« … J’ai beaucoup travaillé ce matin », disait-il enfin.
— Au lit, Gallway, au lit.
Julia le poussait vers la chambre, restait encore quelques instants avec moi et parfois, alors que s’éteignait le feu, nous nous murmurions les parties secrètes de nos vies, elle la peur qu’elle avait eue quand elle portait Martin, qu’il ne soit un enfant anormal :
« … Il me semblait, disait-elle, qu’il ne bougeait pas, j’avais des cauchemars chaque nuit, j’accouchais d’un enfant avec une tête de rat, de rat. »
Elle allumait une cigarette, respirait profondément comme si elle ne se libérait qu’à cet instant de cette crainte.
« … Je suis indienne par ma mère, reprenait-elle, je dois avoir la superstition dans le sang, puis je ne suis plus toute jeune, et j’avais abandonné mon mari, mon fils, j’attendais le châtiment. Stupide, mais… »
Moi j’osais lui dire mes certitudes grises, je resterais seule, je n’aurais pas d’enfant, je… Il fallait que je m’interroge. J’étais si complaisante avec moi, je dessinais avec orgueil un destin si singulier, tragique, que les larmes me venaient aux yeux. Pressentiment de ce que je devais vivre un jour ? Je le pense parfois. Je crois aussi qu’avec orgueil je voulais vivre ce destin-là. Je recherchais l’exceptionnel. Il me semblait que mes origines m’obligeaient à subir – à choisir – ce que les autres ne vivent pas.
Julia m’entraînait à la cuisine, me servait à boire un verre de lait, elle m’entourait de ses bras, elle caressait mes hanches.
— Il suffit de toucher ton corps, disait-elle, pour savoir que tu auras des enfants, regarde-toi.
Elle me poussait devant un miroir. Je détournais la tête. Je crois que j’avais peur de me plaire.
— Toi aussi au lit, ajoutait Julia, et pas de lecture, dors immédiatement.
J’aimais son autorité. Elle venait quelquefois, alors que je la croyais couchée, s’asseoir sur le bord de mon lit.
— Veux-tu que nous demandions à Sarah de te rejoindre, pour quelques jours ?
Sarah vint. J’étais déjà trop différente pour retrouver mes élans de petite fille et je n’avais pas assez vécu pour prendre d’autres chemins vers elle. Elle repartit. Nous nous étions à peine effleurées d’une tendresse d’habitude.
— Renvyle n’est pas très sain pour toi, me disait encore Julia, seule ici avec nous deux, tu devrais aller à Londres chaque mois, ou à Paris. Revenir quand tu veux.
Ils me donnèrent des noms, des adresses, des numéros de téléphone. Ronald Clerkwood, le frère de Julia, était en poste à l’ambassade des États-Unis à Londres ; Allen téléphonait à l’une de ses amies à Paris, une journaliste, Catherine Jaspars, dont la fille, Emmanuelle Tomi, avait le même âge que moi.
Je fis d’abord le voyage de Londres. Je traînai seule autour de Piccadilly Circus, dans la foule bariolée, presque exubérante des années 60, lumières crues, musique qui m’incitait à me ployer, à me désarticuler. Je me laissai aborder, je bus, fumai pour la première fois une cigarette au papier froissé, très fine, qui donnait aux choses et aux visages des contours bleus, à mon corps une existence à côté de moi, telle que je croyais pouvoir le toucher. Il était là, à ma droite, distinct, c’est lui qu’un garçon de rencontre caressait au rythme de refrains tendus dont les aigus perçaient ma tête.
J’ai réussi à tituber, à échapper aux lueurs rouges et violettes qui zébraient alternativement les visages et
Weitere Kostenlose Bücher