Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
dans les rues familières, entre la Seine et la Montagne Sainte-Geneviève, ou encore aux meetings où l’on se disait solidaires des peuples en lutte, meeting de la « Mutualité », « la Mutu », cette salle dont il fallait sortir en courant parce que les flics ou les fachos guettaient. Deux ans à renoncer au ciné, en fin d’après-midi, à la séance de dix-huit heures, quand la salle est à moitié vide. On en sortait les yeux éblouis, et si l’envie nous prenait, un autre ciné, les programmes lus dans Le Monde, debout dans la rue. Entrer dans la librairie, la nôtre, ouverte jusqu’à minuit, une odeur de tabac et de poussière, il fallait pousser du coude pour accéder aux rayons, lire quelques pages sur le dernier mouvement de libération qui dans l’est de l’Afrique ou au fond de l’Asie, brandissait fusil, livre et drapeaux rouges. Oublier cette chaleur des lieux et des habitudes, ces privilèges. Salir ses mains, apprendre la douleur des ongles écrasés par une pièce qui tombe, voir dans les plis de la peau la crasse qu’il faut chaque soir décaper à la soude aux lavabos des vestiaires, s’imprégner d’autres odeurs, non plus celle des livres mais celle de la sueur qui raidit avec la graisse les blouses ou les combinaisons bleues – devenues noires – qu’on passe le matin quand retentit la sonnerie et qu’on vient de pointer dans le hall glacé de la C.M.G.
Deux ans que Christophe avait choisi la cause du peuple et je l’avais suivi, enseignant au Centre d’apprentissage de la rue du Nord.
Moi je marchais dans cette rue bordée de hangars et de terrains vagues avec la trouille au ventre, une trouille bleue – c’est ainsi que nous parlions. Je me disais : un matin ils vont me tomber dessus, ceux que j’ai mal notés, ces gosses aux cheveux sales qui n’étaient pas capables d’écrire trois mots à la suite, étrangers, retardés, débiles légers. Le Centre, au fond de cette rue, était un dépôt où venaient attendre quelques mois, quelques années, des gosses qui ne pouvaient s’embaucher tout de suite. Trop jeunes. Il y a des lois pour protéger l’enfance, n’est-ce pas ?
Ils étaient en face de moi, goguenards ou assoupis, grossiers. Ils m’effrayaient.
Peu à peu pourtant Christophe et moi nous avons reconstitué notre trame. Des rayonnages pour les livres dans la chambre, des copains qui venaient du Quartier – le quartier des Écoles, du V e arrondissement, bien sûr – nous voir comme on va visiter un foyer de guérilla implanté dans une cordillère lointaine. Ils portaient avec eux les échos des dernières batailles idéologiques : « Althusser, quand il définit les appareils idéologiques d’État… » Nous avions la condescendance apitoyée et nostalgique des combattants de première ligne qui reçoivent des bureaucrates. Nous commencions à savoir ce qu’était le monde ouvrier.
Mais il est trop tôt pour que j’évoque l’expérience de Christophe Le Guen alors que je vivais avec lui à Argenteuil et qu’il partait chaque matin, une sacoche en plastique noire sous le bras, vers la C.M.G. – Construction et Mécanique Générale – la « boîte », où il était O.S. 2, ouvrier spécialisé, catégorie 2, lui que j’avais connu philosophe.
Trop tôt.
Je veux aller à la fin d’abord puis je reprendrai à l’origine.
La fin ce fut son licenciement à la veille des vacances 1971, l’été que nous passâmes à ne pouvoir quitter Argenteuil dans les bruits des marteaux-piqueurs et des bulldozers. On défonçait le sol pour y creuser les fondations de nouveaux immeubles, catégories semi-luxe, car la misère et le travail étaient rejetés plus loin du centre encore.
Christophe n’acceptait pas que ses deux années d’usine se terminent sans éclat, comme une mort naturelle. Ni grève pour le défendre, ni même un tract, rien, la légalité, l’indifférence, la boîte fermée, les vacances.
— Va te faire voir ailleurs, Monsieur le professeur, lui avait dit le chef d’atelier, fini de foutre la merde ici, laisse-nous entre nous. Ils se débrouilleront sans toi.
À peine agressif. On le disait sympathisant communiste bien qu’appartenant à la maîtrise de l’usine.
— Les pires, m’expliquait Christophe. La classe ouvrière, ils la bouclent comme on clôture une chasse.
Je sentais que la fin venait. Notre fin à nous, ce couple que nous formions depuis presque cinq ans, depuis
Weitere Kostenlose Bücher