Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
rien.
Qui m’a donné la peau blanche, ces taches de rousseur sur mes avant-bras ? De qui ma bouche ? Mes yeux ?
En moi, un abysse. Mon corps cherche l’autre qui lui ressemble et d’où il vient.
Je pars. J’espère peut-être un jour rencontrer ceux qui m’ont laissée au bord de la route allemande.
À moins que je ne quitte Sarah, ma mère douce et impuissante à me combler, que pour revivre plus durement la perte essentielle qui est ma marque.
Allen Roy Gallway avait arrêté sa voiture contre l’un de ces murs de pierres grumeleuses qui partagent à perte de vue, franchissant les mamelons, la lande ployée par le vent et font de la campagne un champ chaotique. Je m’étais assise sur l’herbe humide, à l’abri du vent, j’entendais à gauche de la route, la mer soulevée et sifflante. J’observais le ciel strié, protubérant. J’avais froid. J’étais loin. Allen vint s’asseoir près de moi, il posa sur mes épaules un chandail.
Nous avions peu parlé depuis Dublin. Il m’interrogeait, quelques questions brèves à mi-voix : « Sarah ? » ou bien il évoquait Serge :
« … Je n’ai appris sa mort qu’avec beaucoup de retard, j’étais au Japon, la France, vue de là-bas, l’Europe même… Accident ? »
Je faisais une moue. Je n’avais pas envie d’expliquer. Je sentais qu’Allen me regardait. Il se taisait, ralentissait, puis alors que nous venions d’entrer dans ce paysage hostile fait de pierres et de vent, il disait :
« … Nous allons nous arrêter un peu. »
La voiture tanguait à chaque rafale, nous sortions courbés, nous installant derrière un mur bas. Il me tendait une cigarette, un briquet :
« … Allume si tu peux. »
J’y réussissais enfin et la chaleur âcre dans ma gorge, le pull-over noué autour du cou, je me sentis mieux.
Toutes mes années d’Irlande, près de quatre, furent semblables à ces premières heures que je passai avec Allen. Une inquiétude qui tenait au pays, à la mer, au ciel, au vent, aux pierres, à la couleur de la terre. Je marchais sur la grève quand, à marée basse, se découvrent des langues de galets à la limite des prés et de la plage, pour attendre que finisse le jour au-dessus de l’Océan. Les moutons s’agglutinaient dans les creux pour se protéger du vent et ne bougeaient pas quand je passais près d’eux. Je faisais le tour de l’étendue d’eau – un lac ? – séparée seulement de la mer par un bras de terre. À l’équinoxe, au moment des grandes marées et des tempêtes furieuses, les vagues franchissaient cette séparation fragile et venaient s’abattre avec un bruit sourd sur l’eau plus noire que ne ridaient que de courtes crêtes.
Je courais pour échapper à l’averse et aux embruns. J’aimais l’odeur de fumée de la maison. Je m’y sentais bien. Le feu brûlait en permanence, feu de tourbe aux flammes bleues, feu de genêts aux éclats soyeux et jaunes, feu de souche, rouge vif.
Julia Scott était une femme énergique d’une quarantaine d’années qui m’avait embrassée dès mon arrivée. Il me semblait que je l’avais toujours connue, amie, sœur aînée, généreuse. Elle allaitait son fils, Martin, assise devant la cheminée, les deux seins dénudés, avec une joie de tout le corps qui me donnait le désir de connaître cette plénitude de la maternité. Allen Roy Gallway regardait, assis sur l’escalier de bois qui conduisait à son bureau où j’allais souvent prendre un livre, bavarder avec lui. Je frappais quand je n’entendais pas le cliquetis de la machine à écrire.
« … Entre, entre, Nathalia. »
Sa voix était gaie. Les coudes posés de part et d’autre de la machine, les mains croisées, les pouces appuyés au menton, les lunettes sur le bout du nez, il me souriait.
« … Alors ? »
Il me désignait le canapé placé sous la fenêtre.
— Comment vas-tu ? Que veux-tu lire ?
Une bibliothèque couvrait le mur du bureau qui faisait face à sa table de travail. J’y trouvais des romans américains ou français, des traités de psychologie, des Mémoires.
— Une œuvre d’Allen Roy Gallway que me conseilles-tu ? Le Village espagnol ou La Maison ouverte ?
Il haussait les épaules.
— Les deux, disait-il ironiquement.
Je voulais tout lire. J’y mis quelques mois et chaque fois que j’avais terminé l’un de ses romans, j’en parlais avec lui. Il répondait à mes questions, ses yeux droit devant lui, comme si j’avais
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