Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
citoyens de ce pays. Que l’auteur soit une femme est le symbole de ce pays en lutte. Ce poème est aussi la voix de notre résistance. »
Serge traduisit lentement, il parla comme s’il créait ces mots, l’un après l’autre. Et les mots devinrent siens :
Nous refuserons la mort grise
Nous vivrons
Et quelqu’un dont le nom commençait par A avait fait de ces mots son sang. Il les avait gravés sur le mur d’une cellule du 84 de l’avenue Foch, à Paris, le siège de la Gestapo. Et ils étaient si vivants dans la mémoire de Serge Cordelier, que dans ce couloir du quatrième étage, 84, avenue Foch, alors que Serge marchait vers la torture, il ferma les yeux, pour ne pas voir ce rectangle clair, cette fenêtre qui lui eût permis de mourir d’un seul saut au lieu d’agoniser avec la peur d’avouer ce qu’il savait. Les noms des camarades des réseaux. Les lieux de rendez-vous. Les adresses des imprimeries clandestines, tout ce qui était enfoui dans sa mémoire et que la douleur pouvait faire jaillir. Mais les mots de Maria Blumen, à chaque pas de Serge dans le couloir du 84, avenue Foch, quatrième étage, devenaient certitude.
Nous refuserons
Nous vivrons
Ses gardiens poussèrent une porte. Serge Cordelier ouvrit les yeux. En face de lui, derrière un bureau, un homme en civil jouait avec une règle métallique.
— Asseyez-vous, Monsieur Cordelier, dit-il.
D’un geste il ordonna qu’on enlève à Cordelier les menottes. Il montra la chaise.
— Nous allons parler en gentlemen, voulez-vous ?
Il alluma une cigarette, la tendit à Cordelier qui refusa.
— Nous vous avons cherché longtemps, dit-il. Mais vous étiez à Londres. Nous avons cherché Sarah Berelovitz, puis les amis de Sarah, vos amis. Quand on vous a parachuté, nous l’avons su, Monsieur Cordelier, mais oui.
Ne pas bouger un seul muscle du visage, devenir inerte, s’enfoncer sous cette épaisseur de chair, son propre corps abandonné, et quand ils l’auront déchiré, aller plus loin, plus profond, retrouver ce mois de mai 1940, les dernières heures avec Sarah, quai de Béthune, des journées si longues que la nuit était à peine une halte, l’amour entre eux comme jamais, à cause de leur inquiétude, pour que demeure, quoi qu’il arrive, ce temps gagné. La sueur unissait leurs corps indistincts. Sarah, au moment du plaisir, cherchait la main de Serge, serrait ses doigts entre les siens, enfonçait sa tête dans les épaules, cachait ses yeux, sa bouche dans le cou de Serge. Il reconnaissait ce mouvement des hanches alors qu’il la caressait, ces gémissements, cette façon de se blottir comme si elle voulait n’être plus que ce sexe qu’il pénétrait, jusqu’à ce qu’elle se tende, raidie, puis tout son corps empli de douceur. Serge imaginait que la joie qui le prenait quand Sarah se laissait aller ainsi, nue et pleine de plaisir, était celle de la femme qui berce et allaite. Il lui semblait alors que la loi du monde aurait pu être l’amour, que derrière les rituels et les commandements – il n’entrait plus dans les églises qu’au moment des cérémonies officielles auxquelles il devait assister – sous l’or des parures, la religion proclamait cela, l’amour dont toutes les formes pouvaient être confondues. Les hommes fous avaient établi des frontières, élevé des interdits au lieu de donner à l’autre soi, sans défense, sans calcul, pour qu’il devienne lui. L’échange alors, la quiétude et la joie.
Serge et Sarah restaient fenêtres ouvertes dans un Paris qui paraissait désert, jusqu’à ce que vienne la nuit jamais profonde de mai. Le chat s’étendait près d’eux, couché sur le flanc. Sarah prenait une cigarette, fumait un bras sous la nuque et souvent Serge posait la tête sur ses seins.
Temps du silence, toute la vie reprise en cet instant pacifique. Sarah disait : « J’aurais aimé que tu connaisses mon père, quand je pense à lui, il est toujours en train de partir, il portait un long manteau de fourrure, un chapeau immense. » « Mon père… », commençait Serge. Il prenait une cigarette à son tour. Sarah lui posait la main sur la poitrine, à la hauteur du cœur. « Ton père ? » demandait-elle. « J’ai si peu parlé avec lui, reprenait Serge, ma mère là, toujours entre nous. » « Nos mères, disait Sarah en riant, nous devrions les réunir. »
Serge imaginait Nathalia Berelovitz et Lucia Cordelier se surveillant l’une
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