Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
retournait s’asseoir devant le cahier. « … Pas le choix, Anna, il faut que la Russie vive. » Anna replaçait les photos dans le portefeuille. Elle avait longtemps caché celle de Kostia, sous une latte du parquet. Il suffisait de si peu pour qu’ils vous prennent, vous jettent dans un wagon qui de cahot en cahot roulerait jusqu’à une contrée glacée dont une chanson de prisonniers dit : « Douze mois d’hiver et puis c’est l’été. »
Mais quand les obus avaient commencé à tomber sur Leningrad – « la ligne de défense de Louga a cédé, que voulez-vous qu’on fasse contre leurs panzers ? » chuchotait-on parfois dans les queues et les haut-parleurs placés aux carrefours répétaient « la ville de Lénine et de la Révolution d’Octobre ne tombera jamais aux mains des fascistes » – que les soldats gardaient les ponts et que la faim et le froid avaient commencé leurs danses macabres dans la ville assiégée, et dès septembre 1941 la neige était tombée, puis la nuit glaciale et maintenant en ce mois de janvier 1942 quand les morts étaient laissés sur la terre glacée et qu’on brûlait jusqu’aux planches des cercueils, et que…
« … Est-ce possible, Maria ? » avait demandé Anna Spasskaia.
Elle entourait la tête d’Ivan de ses bras pour qu’il dorme dans le silence, qu’il n’entende pas.
« … Est-ce possible ? »
Maria Blumen faisait non d’une lente oscillation de la tête et ses yeux disaient oui, possible que ces hommes joufflus, aux regards brillants qu’Anna avait vus vendre sur le marché au foin de petits pâtés de viande, oui possible qu’ils tuent des hommes pour s’en nourrir. On disait qu’ils guettaient les soldats, plus gras que les civils, ou bien les femmes et les enfants. On disait qu’on avait vu dans un appartement « près d’ici Maria, le long de la Fontanka » cinq corps accrochés au plafond, « il y a des cercles de mangeurs d’hommes, Maria. Possible, Maria, dites-moi ? »
Maria Blumen recommençait à écrire, baissant les yeux.
Alors à quoi bon la prudence ? Anna Spasskaia avait soulevé la latte du plancher, placé la photo de Kostia Loubanski dans son portefeuille, aux côtés de celles de Marek Krivenko, d’Ivan Machkine et d’Evguenia et Boris Spasskaief. Que pouvait-on leur faire subir de plus que le siège ne faisait déjà ? Il tuait chaque jour. Faim, froid, scorbut. Il fallait vivre pourtant.
Anna ne quittait jamais son fils. Ils allaient ensemble tirer de l’eau de l’un de ces trous qu’on avait creusés dans la glace. Il était avec elle, place Alexandrinsky, dans l’immeuble de l’École de Danse transformé en hôpital militaire. Ivan s’asseyait au milieu des blessés qui entouraient le poêle. Ils se passaient une cigarette, aspirant une longue goulée de fumée à tour de rôle, ils chantaient quelquefois à voix basse, et Anna se souvenait de ces chants d’autrefois, à l’hôtel Bristol, en 1917, de Machkine qu’elle rencontrait là pour la première fois, Machkine dont elle n’avait même pas une photo et qui ne connaîtrait jamais Ivan, son fils. Elle rentrait avec Ivan, évitait le marché aux fourrages, ses trafiquants, peut-être ses assassins et ces dévoreurs. Elle portait sous son manteau le morceau de pain qu’un soldat lui avait donné, sûrement cinq cents grammes, une fortune, de quoi vivre deux ou trois jours.
Mais si elle partageait avec Maria, un jour seulement.
La neige en congères sales barrait de place en place la perspective Nevski. Une patrouille, une femme qui traînait une luge sur laquelle était placé le cadavre d’un enfant enveloppé d’un drap et les passants indifférents. Qui pouvait encore pleurer en Russie ? Les larmes, un luxe, un plaisir d’avant.
Silencieuse – parler donne faim – Anna traversait la ville, tenant Ivan par la main. À chaque fois, la peur qu’un obus n’ait crevé la façade de la maison, car les Allemands tiraient au hasard sur la ville. Mais l’immeuble se dressait encore dans son apparence tranquille. L’entrée était sombre, l’escalier vide. Une partie des habitants avait eu la chance d’être évacuée au mois de septembre 1941, avant les grands froids. Les autres avaient disparu, et parfois Anna se demandait si elle n’était pas seule avec Maria et Ivan. Si Ivan mourait…
Anna rentrait dans la cuisine. Ne pas partager le pain, le donner à ronger à Ivan quand Maria dormirait.
Maria
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