Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
avoir trois ans, dit Tina.
Le bruit des voix qui couvrait leur silence, celle de Bowler, forte.
— Et après Barcelone ? interrogea Tina.
— Lisbonne, dit Gallway.
Il ne pouvait plus raconter. Il dit en quelques mots les semaines d’attente, un bateau enfin, les ponts chargés d’émigrés, Allemands qui, depuis 1933, fuyaient devant les troupes de Hitler, Français, juifs, journalistes, femmes du monde, espions.
— Les meilleurs et les pires. Encore un livre à écrire, conclut-il sur un ton ironique en osant se tourner vers elle.
Tina le regardait avec tendresse, le visage rajeuni, lavé de ses rides, les lèvres entrouvertes.
— Je ne suis bon qu’à ça, ajouta Gallway à mi-voix.
Elle effleurait son genou du bout des doigts, elle secouait la tête, elle murmurait.
— Cessez de vous faire mal, Allen. Cela ne sert à personne. Elle lui tendait une cigarette, l’allumait, commençait elle-même à fumer.
— Depuis que Jorge est né, disait-elle, j’ai changé, Allen. Je suis heureuse d’avoir cet enfant, si heureuse, Allen.
Elle appuyait sur les mots, gardant longtemps la cigarette à ses lèvres.
— Je ne regrette pas d’être allée vous retrouver à Barcelone. Jorge, c’est toute une partie de notre vie, de la mienne en tout cas. Je ne voulais pas vous oublier, Allen.
Des invités s’arrêtaient devant eux, disaient quelques mots – « Gallway, tiens vous êtes là, je vous félicite, ce que vous avez écrit de Varsovie… » – une écume irritante, qui forçait Tina à s’interrompre. Mais elle reprenait calmement dès que Gallway avait répondu d’un sourire, et la nécessité de leur intimité était telle qu’on ne les dérangea plus, que Tina put enfin dire : « Richard, je ne l’aime pas comme vous, Allen, mais je l’aime bien, il ne sait rien à propos de Jorge, et plus tard je ne dirai rien à Jorge non plus, quelle importance ? »
— Pour moi, dit Gallway.
Tina lui touchait la main, laissait son épaule contre la sienne.
— Mais non, Allen, mais non, je vous connais bien, vous vous seriez cru emprisonné. Et qui vous empêche de voir Jorge autant que vous le voulez, de me voir ? Pourquoi les relations entre les gens, vous, moi, mon fils – elle riait, murmurait espiègle, « le vôtre Allen, il vous ressemble trop, c’est le seul ennui, mais moi cela me plaît, ou peut-être suis-je la seule à voir qu’il a vos traits – toutes vos expressions déjà, toutes – ces liens, reprenait-elle plus haut, entre ceux qui s’aiment, pourquoi devraient-ils cesser, commencer, au gré de la loi, des conventions, du mariage, une folie, Allen. »
— Mais vous vivez avec Bowler, dit Allen.
Il s’écartait de Tina, croisait les bras.
— Oui, dit Tina et j’aurais préféré vivre avec vous, plus simple, mais vous n’êtes pas simple, Allen, moi non plus, alors, peut-être tout cela nous ressemble-t-il, nous convient-il ?
Il n’avait pu répondre à Tina, Richard Bowler l’avait vu, s’exclamait « Allen, Dosto », le prenait aux épaules, l’embrassait, riait : « Tu es là, j’aurais dû m’en douter, je ne voyais plus Tina. » Bowler ajoutait tout de suite : « Tu ne connais pas mon fils Jorge ? Demain… »
Gallway n’écoutait plus, il avait dit oui, plusieurs fois, noté les numéros de téléphone, convenu d’un rendez-vous, d’un dîner, d’un long week-end dans les Catskill Mountains, et il était parti le lendemain pour San Francisco, pour s’enfoncer loin dans un passé essentiel, à jamais immobile, les docks, les paysages de l’enfance, un remorqueur qui coupait la baie, le quartier chinois et ses odeurs de friture, Jim, père, mère. Le premier livre et la première femme. Il avait loué une chambre dans une maison qui ressemblait à celle où il avait vécu au temps où il écrivait son premier texte, et il lui semblait, passant la porte de l’appartement du rez-de-chaussée, que la vieille Mama Caterina allait ouvrir, et qu’elle lui tendrait ses chemises repassées : « J’ai fait ce que j’ai pu, je l’ai reprisée, disait-elle, mais c’est la fin, on voit à travers le tissu. »
Il portait maintenant des chemises neuves et c’est la peau, sa vie qui s’étaient usées.
Il ne resta que quelques jours à San Francisco. Le désir l’avait pris d’aller plus vite au bout. Que la toile se déchire au lieu de s’effilocher puisque après tout, il était seul. Sa vie n’avait de
Weitere Kostenlose Bücher