Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
chance d’avoir ses deux filles avec elle. Pour moi la situation est différente. Si mon mari et mon fils sont à la guerre pourquoi devrais-je me protéger, moi ?
Ici, de temps à autre, je vois Dietrich. On leur donne quelques heures de permission qu’il passe à dormir. Je m’assieds près de lui et le voir, l’entendre respirer me calme. Il est si jeune encore. Il me semble impossible qu’on me l’ait pris pour en faire un soldat.
Le mari de Lauren – tu te souviens d’elle, je pense – est porté disparu. Il était sur le front de l’Est et les nouvelles qu’on nous donne de là-bas sont très mauvaises. Elle ne peut plus travailler, elle vient ici chaque jour comme par le passé, mais elle reste assise dans la cuisine et je ne peux que la comprendre et pleurer avec elle.
Je sais bien que les lettres que je t’écris ne sont pas celles de l’épouse d’un général. Ta sœur me fait par correspondance la leçon et son mari qui parfois me téléphone – ou me fait téléphoner par un de ses officiers d’ordonnance – me sermonne. Brièvement il est vrai. Le général Ernst Klein n’a guère le temps de parler à une femme qui déteste la guerre.
Quoi qu’ils disent tous, je ne changerai pas. Je suis pareille à Lauren. Tu n’es que mon mari. Je t’aime sans uniforme, sans épaulettes, sans décoration. Et je n’ai qu’un seul fils.
Que Dieu te protège.
Je t’embrasse. Karin.
— Dietrich, commença Menninger.
Rommel lui serra le bras, fit non de la tête.
— Ils ont encore bombardé Berlin, dit Rommel. Votre femme.
Karin la bouche pleine de terre.
La guerre s’était refermée sur Menninger. Il n’entendait plus la voix de Rommel. Il marchait cependant près de lui, impassible semblait-il, mais il se savait mort, pareil à ces maisons bombardées, dont les façades demeurées droites, au bord de la rue, cachent les décombres et le vide.
« … Vous partez avec l’avion du courrier, Menninger, disait Rommel, ce soir même. Vous expliquerez notre situation aux gens du Grand Quartier Général. Prenez quelques jours, voyez votre fils. »
Dans l’avion qui frôlait la crête des vagues pour échapper aux radars anglais, Menninger avait voulu écrire quelques mots sur le carnet où, lorsqu’il était empêché d’envoyer une lettre à Karin, il notait ce qu’il aurait pu lui dire. Appuyé à un sac de courrier, coincé dans la carlingue étroite, il tournait les pages machinalement, relisait ces mots tracés il y a quelques jours seulement :
Très chère Karin. Aujourd’hui encore je sais que je ne pourrai pas vous expédier cette lettre, j’écris dans ce journal que vous lirez plus tard. Si je meurs, Haupt vous le transmettra et vous verrez qu’à chaque instant, j’ai pensé à vous et à Dietrich.
La bataille a fait rage. Nous avons combattu dans des étendues sableuses que parsèment presque régulièrement des touffes jaunâtres d’épineux. Quelle est la couleur de l’herbe ? L’Allemagne est devenue pour moi un rêve vert. Nos soldats ont la couleur du sable. Nous avons – moi aussi – creusé des trous et nous nous y sommes enterrés. Nous donnerons le meilleur de nous-mêmes. Mais l’ennemi a une supériorité telle que la défaite est possible, probable peut-être.
Il faut cependant accepter de mourir. Le soldat qui meurt au combat face à l’ennemi n’est pas vaincu.
Karl Menninger ferma le carnet. Il n’avait plus de voix. Les mots étaient morts avec Karin, enfouis dans la terre. Il mesurait combien il l’avait aimée, depuis cette année 1917, ces rues de Munich quand elle l’avait accueilli à l’orée de sa vie, au moment où il entrait dans la guerre. Elle lui avait tenu la main au bord du gouffre, elle était la part humaine de sa vie de tueur.
Un soldat est un tueur.
Brusquement, parce qu’elle était morte, il avait honte de toute sa vie comme s’il avait accepté, s’y engageant, que Karin meure, de sa guerre à lui, le général Karl Menninger, guerrier depuis d’adolescence et demeuré vivant alors qu’il avait choisi de tuer.
Cet officier français au bord de la route, les bras croisés…
À Berlin, il avait rencontré Ernst Klein, le visage gonflé par le manque de sommeil, le teint gris des surmenés. Ils se donnaient l’accolade dans la pièce des opérations au troisième sous-sol du ministère de la Guerre, cependant que résonnaient, coups de boutoir qui faisaient trembler le plafond, les
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