Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
voix :
« … Je ne vois pas beaucoup de peuple ici. »
Il réussissait enfin à faire sourire Sarah.
« … Tu sais, continuait-il, les Français s’arrangent toujours. Réfléchis, toutes les capitales européennes sont détruites, mais Paris est là, comme si rien ne s’était passé… On ne tue que les étrangers ici, les juifs, quelques communistes, juifs si possible, mais entre eux, prudence. C’est fini la grande politique, comme leur peinture, il faut que ce soit moi ou Lasky ou le sorcier espagnol… Eux, petit, prudent, Sarah, ce qu’ils font, petit. Serge ne risque rien. »
— Il deviendra petit, dit Sarah.
Serge s’approchait, de sa démarche qui restait boitillante. Elle eut honte. Elle était injuste parce qu’elle voulait posséder Serge pour elle seule. Au moment où le courage se payait avec le sang, Serge avait doublé la mise. Et elle osait le suspecter.
Lui faire confiance, admettre qu’il choisisse une autre manière de vivre qu’elle, voilà la générosité.
— Tu vois, disait Serge en l’embrassant, pas un mot durant toute la campagne, pas un mot que je n’aie à regretter, et je suis élu, les Français n’ont pas la mémoire courte.
Sarah eut la tentation de dire : « Tu leur reconnais du talent parce qu’ils t’ont choisi. » Elle se retint.
Telle était la loi de la démocratie politique, la moins mauvaise des lois. Et cependant quelque chose la choquait : que des hommes acceptent de parler au nom d’autres hommes. Il y fallait de l’orgueil ou de l’inconscience. Peut-être du courage. L’avenir dirait.
Près de sept ans écoulés depuis cette soirée du 10 novembre 1946. Autant que Sarah pouvait se souvenir, c’était un très bel automne. Elle avait beaucoup marché dans les bois de chênes nains qui s’étendaient au nord du mas sur les pentes, vers la falaise. La terre était recouverte d’une épaisseur bistre de feuilles cassantes que Nathalia dans sa course brisait. Sarah s’arrêtait souvent, s’asseyait sur des pierres teintées de mousse, appelait Nathalia, l’obligeait à nommer, à découvrir, puis toutes deux se taisaient, écoutant vivre la campagne.
« … Piano, maman », disait parfois Nathalia.
Elles rentraient, pensives.
Serge s’installait à Paris, quai de Béthune, le temps des sessions parlementaires. Il reviendrait au mas en fin de semaine. « … Les sessions ne sont pas longues, expliquait-il. En fait, je n’assisterai qu’aux séances les plus importantes. »
Au début, la première année peut-être, il en fut ainsi. Il arrivait le samedi matin. Nathalia le guettait, criait :
« … Maman, maman, Serge. »
Thérèse avait préparé le déjeuner, qu’elle servait suivant le temps, dehors à l’abri du vent, sur la petite terrasse d’où l’on apercevait la mer, ou bien devant la cheminée.
Serge parlait et riait. Sarah se reprochait de l’écouter distraitement, de l’interrompre par des remarques ironiques. Elle eût voulu qu’il lui prît la main, qu’il dît : « … Tu me manques. Venez avec moi à Paris. » Elle eût refusé mais il avait accepté trop vite leur séparation. Elle pensait à Charles Weber, à la manière dont elle avait écarté ce mari, peut-être l’aimait-il vraiment et avait-il souffert au point de devenir ce dénonciateur, ce traître qui avait eu pourtant le courage de se juger, seul, de se condamner à mort. Retour des choses ? Aimait-elle Serge plus qu’il ne l’aimait, puisque d’elle et de lui, elle était celle qui supportait le plus mal l’absence ?
Quand Serge avait un mouvement de tendresse vers elle, le dimanche matin, dans leur chambre au moment où elle s’éveillait, qu’il essayait de passer son bras sous la taille de Sarah, de la faire glisser vers lui, elle jouait à la femme endormie, indifférente, espérant qu’il insisterait, mais il se redressait, s’asseyait sur le bord du lit, soupirait, fatigué semblait-il, et à ce moment-là elle était émue.
« … Tu devrais te reposer », disait-elle.
Il secouait la tête :
« … Nous avons les communistes sur le dos, répondait-il. Depuis qu’il sont sortis du Gouvernement, c’est la guerre. Grèves, etc., tu sais cela. Staline est derrière bien sûr, il reconstitue l’Internationale, le Kominform, c’est l’équivalent du Komintern. Il faudrait De Gaulle, mais… »
Elle avait envie de le contredire. Elle commençait :
« … Ça n’est jamais aussi simple, quand
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