Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
L’interprète traduisait pour le délégué du Soviet suprême Merenov, qui guidait les Français dans leur visite de Leningrad. Le directeur de l’École de danse approuvait Cordelier : « Anna Spasskaia est professeur de piano, et accompagne toujours nos danseuses. »
Était-ce bien la qualité du jeu qui retenait Cordelier ? La pianiste lui rappelait Sarah par la rigueur de son attitude, l’austérité noble de son visage. Elle avait comme Sarah des traits accusés, une gravité aussi qui pourtant n’effaçait pas, voilait seulement une expression d’intensité juvénile. Pourquoi voyait-il Sarah si peu depuis des années ? Pourquoi s’évitaient-ils ? Ne se rencontrant que pour de brefs dialogues qui laissaient Serge mal à l’aise. Ce soir même il écrirait à Sarah, lui télégraphierait s’il le fallait pour qu’à son retour d’ URSS , ils vivent quelques jours ensemble, loin de France, en Italie, au Palazzo Bertolini, à Rome puisque, à la mort de sa mère, Serge en était devenu le propriétaire.
Les deux danseuses firent en même temps le grand écart, puis saluèrent d’une révérence cependant que Serge Cordelier donnait le signal des applaudissements. Il serra les mains des deux jeunes filles, et se dirigea, surprenant les Soviétiques, vers la pianiste qui hésitait à se lever, s’exécutait sur un signe de Merenov. Serge lui prit la main, la garda longuement.
« … Madame, j’ai été très ému par votre manière d’accompagner – il s’interrompit, attendit que l’interprète eût traduit – d’ailleurs c’était bien plus qu’un accompagnement, vous les portiez. »
Anna Spasskaia rougit, rabattit le couvercle sur le clavier. Merenov faisait un pas pour entraîner Cordelier, mais les journalistes français s’étaient approchés. Catherine Grave, des Lettres Françaises, essayait d’interviewer Anna Spasskaia, mais l’interprète l’ignorait.
« … Vous êtes de Leningrad ? » demanda Cordelier.
Il s’appuyait au piano, ses jambes commençaient à lui faire mal, les blessures, ces coups de crosse qui lui avaient brisé les tibias et les genoux.
« … Leningrad pour moi, dit-il, ce sont quelques vers que j’ai récités à Londres au micro de la radio de la France-Libre pendant la guerre. J’ai oublié le nom de l’auteur, une femme, une inconnue je crois, mais je les ai retrouvés dans des circonstances difficiles. J’avais été arrêté par la Gestapo… »
L’interprète traduisait. Les Soviétiques et les Français entouraient le piano et au centre du cercle qu’ils formaient, Anna Spasskaia. Les mains posées à plat sur le couvercle du piano, les doigts tendus et écartés.
« … Un poème d’un optimisme violent et tragique, continuait Serge, pour moi le symbole même du courage soviétique, celui des Français aussi, j’avais oublié ce poème mais ici à Leningrad – il se tournait vers Merenov – la visite de votre monument au souvenir des tués et des martyrs, ce matin – il s’inclinait devant Anna – vous, Madame… »
Tout en parlant il cherchait à reconstituer le poème, ne se souvenant plus que des vers qu’il avait lus sur le mur de la cellule du 84, avenue Foch. Il les dit :
Nous refuserons la mort grise
Nous vivrons
Anna Spasskaia sans bouger interrompit l’interprète et commença à parler. Au rythme des phrases, sans qu’il comprît un seul mot russe, Cordelier devina qu’elle récitait le poème dans son entier et les vers lui revinrent en mémoire. Dès qu’Anna eut terminé il les dit à son tour :
Les yeux gelés et les mains prises
Nous refuserons la mort grise
Nous vivrons
De colère et d’espoir têtus
Nous ouvrirons de nos mains nues
La banquise.
Il y eut un long silence. Catherine Grave notait sur son carnet le poème. L’interprète regardait alternativement Cordelier et Merenov.
« … Madame, dit Serge Cordelier, doit connaître l’auteur, on m’a donné le texte à Londres, une traductrice de l’ambassade. »
L’interprète interrogea Anna Spasskaia. Elle se levait, secouait la tête à plusieurs reprises comme pour se convaincre qu’elle ignorait tout de l’auteur. Merenov prenait le bras de Cordelier.
« … Les citoyens de l’Union soviétique… » commençait Merenov.
Cordelier n’écoutait plus la traduction, il se retournait, regardait la pianiste. Elle était debout au milieu de la scène maintenant déserte, les mains tombant le long du
Weitere Kostenlose Bücher