Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
gaullisme.
— Ils n’osent pas encore chasser Letel, commentait Serge en revenant s’asseoir entre les oliviers, devant le mas. Tout va se jouer aux élections. Y aura-t-il des hommes nouveaux à l’Assemblée ? voilà la question.
Il n’avouait pas à Sarah qu’il préparait sa candidature aux élections de novembre 1946 et il avait fallu la présence de Gallway en juin pour qu’il évoque ce projet mais de manière encore détournée.
Sarah était prête à le subir. Elle s’en voulait d’avoir montré ses sentiments, mais l’approbation qu’Allen donnait à Serge l’avait irritée. Que savait-il, Allen, de la politique, des illusions qu’elle donne, des risques qu’on prend pour elle, des trahisons qu’elle cache ?
Nathalia, heureusement, avait dit son premier mot, elle avait commencé à parler. Voilà qui comptait vraiment. Il fallait pourtant qu’à chaque instant Sarah prenne sur elle, afin de ne pas dire ce qu’elle prévoyait, l’éloignement de Serge, cette gravitation nouvelle – le pouvoir – qui allait l’attirer, le changer sans doute.
Letel avait passé une après-midi au Mas Cordelier, au début du mois de juillet, distant et cérémonieux avec Sarah, ignorant Nathalia, agacé par le bruit qu’elle faisait à répéter la dizaine de mots qu’elle connaissait, ces jouets neufs découverts depuis moins d’un mois.
Il avait pris Serge par le bras et dit, se tournant vers Sarah :
— Chère amie, puis-je vous l’enlever pour quelques instants ?
— Il s’agit de bien plus que de quelques instants, avait répondu Sarah.
Elle avait entraîné Nathalia, s’installant au soleil sur l’aire, enveloppée par la stridulation proche des cigales. Elle savait qu’elle avait irrité Serge en répondant ainsi à Letel, mais elle n’aimait pas cet homme glacé, à la peau trop claire. Elle craignait de découvrir en lui le futur de Serge, une implacable efficacité, l’oubli que derrière les idées et les projets, il y a des vies. L’engagement de Sarah dans le Komintern était trop présent à sa mémoire, pour qu’elle ignore que la politique broyait les plus faibles ou les transformait en instruments. David Wiesel avait été assassiné. Il était de ceux pour qui les mots étaient de chair. Elle avait peur que Serge n’ait à choisir un jour entre renoncer à être lui-même ou mourir.
Serge comprenait son inquiétude. Il répétait :
« … La situation n’est plus dramatique. Le Komintern, le fascisme, de l’histoire déjà, il s’agit aujourd’hui dans le cadre de la loi républicaine… »
Elle l’interrompait, passait près de lui en effleurant sa joue comme on le fait à un enfant :
— Serge, vous parlez comme Letel.
Il s’insurgeait.
— Ne me vouvoie pas, je t’en prie.
— N’oublie pas le jeu, disait Sarah. L’ironie. Cela te protégera.
Les Cordelier étaient l’une des plus vieilles familles de la région. Serge avait fréquenté l’école de Cabris, quelques années. Les journaux locaux avaient fait état de sa conduite héroïque pendant la guerre. Sur le conseil de Letel, il fut un candidat sans étiquette.
Mietek s’étonnait en déroulant les affiches, il en lisait le texte à haute voix :
Serge Cordelier
Républicain et Résistant
Déporté à Buchenwald
Compagnon de la Libération
Pour la Renaissance de la France
— Mais qui n’est pas républicain ? Vous n’en dites pas plus ? Tout ce que savent vos électeurs c’est que vous êtes antinazi et antimonarchiste.
Serge protecteur, prenait Mietek par l’épaule :
— Mietek, pourquoi choisissez-vous vos bleus dans telle ou telle nuance ? La politique aussi est un art.
— Ouais, ouais, répondait Mietek, mais moi je ne demande à personne de me faire confiance.
Élection aisée. On téléphonait de la préfecture, on félicitait. Le Mas Cordelier se remplissait de bruits de voix, de rires. Nathalia restait près de Sarah, à l’écart, levant les yeux vers elle. Mietek les rejoignait.
« … Je félicite ou je présente mes condoléances ? demandait-il à Sarah sans la regarder, se baissant pour soulever Nathalia. Tu n’es pas couchée ? Fais l’oiseau ma belle Nathalia, vole. »
Nathalia battait des bras, riait. Mietek la plaçait sur ses épaules.
« … Tu prends ça au sérieux, Sarah ? Ce n’est rien, un métier comme un autre, moi je suis très fier de connaître un représentant du peuple. »
Il baissait la
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