Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
Elle a la musique dans les doigts », disait Mietek. Il embrassait Sarah. « Avoue, tu as eu cette enfant en Allemagne avec un virtuose de Varsovie et tu nous as raconté cette histoire d’adoption. » Il applaudissait bruyamment. « Concertiste plus tard ? » interrogeait-il. « Pour elle, disait Sarah, d’abord pour elle. »
Quand elle rentrait de classe, Nathalia s’installait au piano, les fenêtres étaient ouvertes, Sarah lisait devant le mas. Elle aimait que la musique de Nathalia soit ainsi mêlée à la vie, au vent, aux cris d’un groupe d’enfants qui s’attardaient sur le chemin. Elle fermait les yeux. « Ma fille », disait-elle. Faudrait-il un jour lui dire comment dans un hôpital d’Allemagne… L’adoption s’étant réalisée à l’étranger, n’avait laissé aucune trace. Nathalia pouvait tout ignorer. Ni Serge, ni Mietek, ni Allen ne parleraient. Pourtant, il faudrait lui dire parce qu’il semblait à Sarah qu’à mentir sur les origines, la vie tout entière devient fausse. Elle se levait, elle s’accoudait à la fenêtre, regardait Nathalia jouer, le buste droit, la tête penchée sur le côté, les cheveux longs masquant son profil. « Tu me regardes, maman, disait Nathalia tout en continuant à jouer, je le sens. »
Peut-être avait-elle déjà deviné. Elle avait une seule fois dit : « Serge, ce n’est pas mon papa. » Sarah avait répondu d’un geste, incapable de parler. Le soir, assise au bord du lit de Nathalia, elle lui avait expliqué : « La guerre, ton père est mort, et… » Elle aurait pu à ce moment-là poursuivre, mais la peur l’avait saisie ; elle avait dit en embrassant Nathalia : « Dors, dors, tu es notre fille. » Nathalia l’avait longuement fixée avant de s’accrocher à son cou : « Reste encore, raconte-moi une histoire. » Elle semblait avoir oublié sa question et s’était endormie cependant que Sarah chuchotait.
Depuis, le silence à ce sujet. À dix ans, pourtant, elle aurait dû interroger. Chaque fois, dans ces moments de tendresse et de confidences qu’était entre elles l’adieu du soir : « couche près de moi maman », demandait Nathalia – ou bien dans la salle de bains, quand Nathalia jouait à avoir froid, Sarah craignait de nouvelles questions.
Devant le miroir de la salle de bains, un matin, Nathalia avait placé son visage près de celui de Sarah.
— On a les mêmes cheveux, avait-elle dit.
Elle avait levé les mains, ouvertes, la paume tournée vers la glace.
— Les mêmes mains.
Elle prenait la main gauche de Sarah.
— Tu as les doigts longs comme moi.
Pourquoi ne disait-elle pas maman ?
— Il faut fermer la fenêtre, avait murmuré Sarah.
Le vent secouait les branches du platane. Tout à coup Nathalia avait éclaté de rire.
— À l’école, la directrice dit que je serai pianiste parce que tu l’es, qu’il y a des familles de musiciens, de père en fils, pendant des siècles.
Sarah fermait la fenêtre, ne tournait pas la tête, le vert des feuilles comme une ondulation de la main, devant elle.
— Je leur ai dit, je serai pianiste – la voix de Nathalia avait une netteté que Sarah découvrait, une force qui la bouleversait, comme si elle ne connaissait pas l’enfant qui parlait – tu m’écoutes ?
Sarah fit oui de la tête.
— Je serai pianiste parce que j’aime Sarah, toi, je t’aime.
Elle emprisonnait entre ses bras la taille de Sarah.
— Toi, je t’aime comme ma maman.
Serge Cordelier ne pouvait quitter des yeux cette femme d’une cinquantaine d’années, qui avec un détachement altier, une indifférence presque méprisante, accompagnait au piano les deux jeunes danseuses. Dès qu’il était entré dans la salle de répétition dont les hautes fenêtres éclairaient le parquet lambrissé, il avait vu cette femme, qui saluait d’une inclinaison de tête sans cesser de jouer, forçant les membres de la délégation française à baisser la voix puis à se taire, imposant dans la pièce par son maintien et la netteté de sa frappe sur les touches, sa loi.
« Une pianiste remarquable », dit Serge Cordelier.
Comme vice-président de la Commission des Affaires étrangères de la Chambre, il était à la tête de la délégation forte d’une vingtaine de personnes, des représentants des Assemblées, quelques journalistes. Il répétait à l’interprète « remarquable, ma femme est concertiste, sa fille le sera, votre pianiste… »
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