Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
nous qui nous sommes engagés oui je le crois… »
— Vous serez élu député, Serge, vous le savez bien, dit Sarah. Et puis si vous le désirez vous deviendrez ministre.
Elle avait un ton indifférent, elle embrassait Nathalia.
— Pourquoi pas ? dit Gallway. Serge a choisi l’action, il doit aller plus loin.
Sarah releva la tête. Son visage s’était figé. Elle tenait Nathalia enfermée dans ses bras comme si on avait voulu la lui prendre.
— Vous, dit-elle en regardant Gallway, vous laissez les autres descendre dans l’arène, vous restez sur les gradins, et vous jugez. Bon, ou mauvais spectacle. Moi je sais ce qu’est l’action. J’ai agi, mon cher Allen. Et vu, vu.
Elle avait répété le mot avec une violence retenue.
— Je croyais que Serge le savait aussi, ajouta-t-elle.
— Voyons, dit Serge, voyons, ce n’est plus la guerre.
— L’action, c’est toujours la guerre, dit Sarah. Je ne me mêle plus de ça.
Sur le bras gauche de Sarah, Gallway vit les chiffres tatoués, petits signes bleus sur la peau de l’intérieur du bras, blanche.
Ils restèrent un long moment silencieux. Les hirondelles au-dessus d’eux piaillaient en se précipitant vers l’avancée du toit. Quelques-unes s’immobilisaient un instant accrochées à une tuile, mais la plupart paraissaient entraînées dans une ronde.
Serge servait à boire.
— Tu as soif ? demanda Sarah à Nathalia.
La petite fille, la tête tournée vers le ciel, suivait le vol des hirondelles avec une telle expression de ravissement, les lèvres entrouvertes, les yeux agrandis, que tous la regardèrent. Elle leva le bras, montra les hirondelles.
— Oiseau, dit-elle, oiseau.
Son premier mot.
Les autres vinrent comme un flot qui a brisé le barrage.
— Raconte-moi, maman, raconte-moi, répétait Nathalia.
Elle était sortie du bain, elle frissonnait, jouait à avoir froid, à claquer des dents pour que Sarah l’enveloppe dans le grand peignoir bleu, la frictionne en la gardant sur les genoux. Elle se blottissait les mains rapprochées devant sa bouche et Sarah murmurait « ne reste pas comme ça », l’obligeait à écarter ses doigts, se souvenant de la première fois où elle l’avait vue, dans cet hôpital d’Allemagne, les poings fermés cachant ses lèvres.
— Que veux-tu que je te raconte ? demandait-elle.
Nathalia minaudait, frottait comme un chat sa tête contre le menton de Sarah.
— Tu sais bien, la première fois, murmurait Nathalia.
Et Sarah recommençait :
— Tu étais assise, comme maintenant sur mes genoux, mais tu étais petite, tu avais trois ans.
— J’étais petite ?
— Toute petite.
Nathalia était fascinée par son passé comme si elle pressentait l’inconnu de ses origines. Elle voulait toujours que Sarah reprenne le récit : le premier pas de Nathalia, son premier mot, la chute dans l’escalier du mas quand elle avait cinq ans, comment elle avait sans pleurer franchi pour la première fois le seuil de l’école de Cabris. « Tu te retournais vers moi, disait Sarah, j’étais malheureuse et heureuse, tu comprends, je te laissais toute seule, je ne l’avais jamais fait, et toi tu me regardais, tu marchais presque à reculons, tu balançais ton petit cartable, le rouge, tu sais, celui où tu mets tes boîtes de couleurs maintenant… »
— Alors, interrogeait Nathalia, quand j’ai parlé ?
— Nous étions tous assis devant le mas, Allen était venu passer quelques jours, c’était en juin 1946, il y a sept ans, tu regardais les hirondelles, Serge…
Serge rétabli depuis peu, qu’elle voulait retenir mais peut-on expliquer à un homme ce qu’on devine de son avenir ? Sarah craignait de n’avoir que de mauvaises raisons. Elle doutait de ce dont pourtant elle était sûre. Elle s’imaginait qu’elle était opposée à la candidature de Serge aux élections par égoïsme, pour le garder près d’elle au Mas Cordelier où elle avait décidé de vivre, ne quittant Cabris que pour deux ou trois jours, un concert à Paris, revenant vite pour Nathalia, pour l’odeur des jasmins et des genêts, les cris des hirondelles et le chant régulier de la source, derrière le Mas, qu’elle aimait entendre avant de s’endormir.
Elle avait imaginé que Serge s’installerait au Mas. Il serait devenu maire du village. Il aurait acheté les terrains couverts d’oliviers qui s’étendaient de part et d’autre de la propriété familiale. Il avait commencé à le
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