Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
corps, continuant de secouer la tête. Il fut tenté de la rejoindre, de tout savoir d’elle. Mais Merenov continuait de parler, de le guider. À quoi bon ? pensa Cordelier. Il ne pouvait rien pour cette femme, mais il eut l’impression d’avoir assisté à une noyade et d’être resté sur la berge.
Les cris des danseuses firent sursauter Anna. Elles l’entouraient, la questionnaient. Qu’avait-elle dit ? Que lui voulait le Français ? Krassov, le maître de ballet, claqua des mains, les filles retournèrent à la barre.
— Je rentre, dit Anna, excusez-moi.
Elle porta la main à son front, fit comprendre qu’elle était malade. Krassov savait qu’elle était la conscience même. Il l’embrassa :
« … Tu es brûlante. Couche-toi, bois chaud, deviens un gros samovar et sois là demain. »
Les danseuses riaient. Anna elle-même pouffa comme une enfant qu’on surprend et à qui l’on pardonne.
— Allez, va, lui cria Krassov comme elle s’éloignait.
Dehors le froid noir d’octobre que coloraient les flammèches rouge et or des étendards de la commémoration. Anna attendit le tramway qu’annonçait le frôlement des perches sur les câbles. Au moment où il s’arrêtait, Anna décida de rentrer à pied et le conducteur, d’un tintement de clochette rageur, lui reprocha son indécision. Mais elle n’était plus maîtresse de ses réactions. Ce jour d’octobre était, elle en était sûre, un moment singulier de sa vie.
Dès le matin, cet appel téléphonique chez le gardien de l’immeuble, une voix qu’elle ne reconnaissait pas qui lui demandait si elle était bien Anna Spasskaia, la fille de l’ingénieur Spasskaief des usines Ogirov. Ces mots étouffés en elle depuis des années, qui la surprenaient. Elle se taisait. On répétait la question et comme elle répondait d’un oui étouffé, la voix disait « bon, bon » et on raccrochait. Le gardien avait observé Anna.
« … Des ennuis ? »
Visage chafouin de ceux qui dénoncent.
« On m’a demandé mon nom », dit-elle le plus naturellement qu’elle put.
Et tout à coup elle pensa à Maria Blumen, elle s’immobilisa en face du gardien, détailla ses traits, les yeux aux paupières gonflées des alcooliques, la peau comme boursouflée, lui bien sûr qui avait surveillé Maria, lui qui avait guidé les hommes du KGB dans l’escalier jusqu’à la porte de l’appartement. Si elle l’osait elle lui cracherait au visage. Comment, depuis sept ans qu’ils avaient arrêté Maria, n’avait-elle pas pensé à lui ?
Ils étaient venus au mois de septembre 1946, un matin. Ils s’étaient précipités dans l’appartement et le gardien devait leur avoir ouvert la porte. Ils tutoyaient Maria : « Dépêche-toi, allez, allez. » Ivan s’était serré contre Anna et tous deux regardaient Maria qui calmement préparait une petite valise, à peine plus grande qu’un cartable d’écolière. Elle y plaçait des livres :
« … Tu ferais mieux de prendre de quoi te couvrir », disait l’un des policiers.
« … Les livres, disait Maria, cela tient chaud. »
Elle avait embrassé Ivan puis Anna et du seuil de la porte elle avait dit :
Les yeux gelés et les mains prises
Nous refuserons la mort grise
Nous vivrons.
Mais elle était morte. Krassov l’avait appris par l’un des secrétaires de l’Union des Écrivains.
« … À quoi ça sert d’avoir survécu au siège, avait dit Anna, d’avoir donné du courage aux autres, à moi, à des milliers d’autres auxquels elle a parlé à la radio. Ils le savaient pourtant. »
Krassov baissait la voix :
« … Ils reprennent en mains les intellectuels. Tu comprends ? Heureusement ni toi ni moi nous ne touchons aux mots. Les mots ici c’est carnivore, anthropophage. »
Anna regardait le gardien qui s’essuyait la bouche du revers de la main.
« … J’ai une lettre pour vous. »
Elle la frottait contre sa poitrine avant d’enlever ses moufles comme s’il l’avait salie, puis elle sortait dans la cour et malgré le froid elle l’ouvrait. Marek qui depuis des mois la laissait sans nouvelles, lui envoyait plusieurs pages. Curieux matin. Il parlait de Maria Blumen, de l’impossibilité où l’on serait dans l’avenir de voir se reproduire des faits semblables. « Maintenant qu’il est mort, écrivait Marek, nous allons respirer sans crainte, ici tous le disent. » Il travaillait à la construction d’un barrage sur l’un de ces grands
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