Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
savez que votre mère a été adoptée par le Père, reprenait Tieng, le 1 er janvier 1900. Il avait été très marqué par cet événement. Votre mère, vous le saviez ?
Dolorès avait par bribes évoqué son enfance, les rues de La Paz, le couvent, les chiens autour d’elle quand elle s’était enfuie, et son tuteur Maître Trevijano qui avait veillé sur elle, jusqu’à ce qu’elle rencontre James Clerkwood à Buenos Aires.
— Nous avons connu, avait dit Julia, Serge Cordelier, le neveu du père Bertolini.
— Le Père ne m’a parlé que de Dolorès Clerkwood, répondait Tieng. Elle seule. Il voulait que je la rencontre pour lui dire qu’il avait pensé à elle toute sa vie, qu’elle avait été pour lui un signe de Dieu. Il est mort en parlant d’elle, Madame.
La pluie, l’humidité, le froid s’agrippant aux os, la toux.
— L’épuisement vraiment, concluait Tieng.
Il se levait, saluait d’un sourire.
— Vous avez pu sortir de Chine ? demandait Julia.
— Je suis peut-être le seul, disait-il. La protection du père Bertolini.
Au départ des Japonais, Tieng avait regagné la mission catholique où il avait été ordonné prêtre. Il assurait l’enseignement à la mission quand les troupes communistes avaient occupé la ville. Il avait refusé de fuir et après quelques jours il avait été convoqué par les communistes au siège du commandement militaire de Shanghai. Il avait traversé la ville décorée de guirlandes. Parfois des gamins le poursuivaient de leurs injures mais il n’avait rencontré aucune hostilité réelle, plutôt une indifférence amusée. Dans le grand bâtiment de ciment de la municipalité où s’était installé l’état-major de la IV e Armée Populaire, les soldats le regardaient avec curiosité. On le questionnait, le faisait passer de bureau en bureau. Un officier seulement reconnaissable au revolver qu’il portait accroché à un baudrier, le dévisageait : « Le camarade Lee Lou Ching, commandant la III e Armée Populaire de marche veut vous voir. »
Tieng s’était souvenu de l’interrogatoire du père Bertolini par les officiers japonais, le Père lui avait expliqué après leur venue qu’ils désiraient obtenir des renseignements sur Lee Lou Ching.
— Je ne sais rien, disait le père Bertolini en souriant, sinon qu’il parcourt la route comme un croyant doit le faire.
Lee Lou Ching avait lui-même ouvert la porte. Il était un peu plus grand que Tieng. Son visage était joufflu et ses lunettes rondes, cerclées d’acier, semblaient collées aux yeux, il fumait une cigarette très longue au papier de couleur foncée. Il s’était assis posant sur la table placée devant lui ses mains potelées.
— Tu es le seul à être resté à la Mission ? avait-il demandé.
Tieng avait expliqué qu’il y avait les enfants, qu’il n’avait rien à craindre des soldats qui se proclamaient les amis du peuple. Il était fils de ce peuple. Il avait grandi en son sein.
— Qui t’a enseigné ? demandait Lee Lou Ching.
Tieng avait donné le nom du père Bertolini.
— Il n’a plus posé aucune question, expliquait Tieng à Julia Clerkwood. Il a réfléchi. Moi, je sais qu’il pensait au Père, à l’enseignement que le Père lui avait donné à lui aussi. Nous étions, grâce au Père, un peu comme des frères lui et moi. Après il m’a dit qu’il ne voulait pas me rééduquer, que la Chine avait suffisamment de consciences neuves, sans aucune poussière de l’Ancien Monde, qu’on allait me conduire jusqu’à la frontière et m’expulser à Hong Kong.
— Je n’ai pas protesté, disait Tieng. À son regard, je savais qu’il n’était pas homme à changer d’avis. Mais avant que je parte il m’a demandé ce qui était arrivé au père Bertolini. C’est pour le savoir qu’il m’avait fait venir. Mais il ne le disait qu’à la fin. Je lui ai raconté comme à vous. Il m’a dit que le Père était mort comme un vrai fils de Chine.
— Votre mère ? avait demandé Gallway à Julia comme elle s’interrompait un instant.
De temps à autre, tout en parlant, Julia essayait de savoir ce que Gallway pensait de son récit. Il paraissait fasciné, hochant la tête, mordillant l’une des branches de ses lunettes. Quand Julia, le temps d’une bouchée, s’arrêtait de parler, il la regardait plus intensément encore.
— Vous ne mangez pas, disait-elle.
Il sursautait comme si la question de Julia lui rappelait
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