Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
bien, tu sais, très bien, disait Sarah.
Nathalia s’éloignait à regret.
Sarah la voyait qui traversait l’aire devant le mas, se retournant, hésitant avant de s’engager sur la route que commençait à éclairer le jour. Il y eut le bref coup de klaxon du car de Grasse, l’élan du moteur au moment où il abordait le virage, Nathalia se mit à courir dans l’allée de cyprès, laissant la campagne nue.
Nue.
Depuis qu’elle avait entendu la déclaration de Serge à la radio, Sarah se sentait nue. Cauchemar. Elle était à nouveau dans le troupeau, sur la place d’appel du camp, la honte faisant oublier le froid, la peau hérissée de tremblement pourtant. Nues, toutes nues, mère nue devant Sarah, mère jamais vue, les épaules si étroites, et les cris des surveillantes pour que les déportées gardent les mains le long du corps, leur interdire le geste de pudeur dérisoire, placer les mains devant le sexe, les bras écrasant, cachant les seins. Un coup de Gummi – la matraque en caoutchouc – sur les coudes pour qu’elles écartent les mains et les bras au moment où elles passaient devant eux, le commandant du camp, les SS, les surveillantes, les kapos, l’état-major noir, sanglé de cuir.
Elles, nues. La honte brûlante et la glace sur soi.
Sarah retrouvait le geste. Assise, elle avait les mains croisées sur le sexe comme si elle était nue.
Elle l’était. Serge l’avait laissée sur la place du camp en lui arrachant, quelques phrases avaient suffi, tout ce qui la protégeait.
Elle s’était levée tôt, inquiète de ne pas avoir eu de nouvelles de Serge. Elle avait au cours de la semaine essayé de lui téléphoner au ministère ou quai de Béthune. « Monsieur le ministre est absent, lui répondait un membre du cabinet. Je regrette, Madame. » Elle insistait pour qu’on l’avertisse de son appel : « Bien sûr, Madame, dès que je verrai Monsieur le ministre. »
Quai de Béthune, personne.
Elle lui avait écrit :
« Je ne voudrais pas commettre une erreur, expliquait-elle. Je sais à quel point vous êtes attaché à votre action politique.
Elle avait d’abord noté « votre carrière politique », mais elle ne voulait pas le heurter et elle avait raturé le mot.
« Il faut donc, avait-elle continué, que vous m’indiquiez dans quel sens je dois répondre aux journalistes. Ils me harcèlent, vous l’imaginez bien et ils doivent vous guetter aussi. Je crois, mais vous êtes le mieux placé pour juger de ce qu’il faut faire et dire, qu’il nous faudrait adopter une attitude commune. En tout cas, soyez sans crainte : je suivrai vos avis. Cette boue, ces calomnies ne m’atteignent pas. J’étais inquiète à propos de Nathalia. J’ai pris la décision de tout lui raconter, en détail : David Wiesel, mon action au service des Russes, leur attentat contre moi à Barcelone, et pour finir les accusations de Charles Weber et son suicide. Elle n’a qu’un peu plus de dix-sept ans, mais sa maturité est celle d’une adulte. Et pas de n’importe quelle adulte. Je suis très fière d’elle. Fière oui. J’ai profité de ces confidences – j’ai naturellement parlé de la déportation, de ma mère – pour évoquer son adoption. J’étais sûre qu’elle avait deviné depuis longtemps, je vous l’avais dit il y a des années déjà. En effet. Mais je suis apaisée et l’attitude de Nathalia m’aide beaucoup. Comment aurais-je réagi à cette campagne contre moi et contre vous, sans elle ? Je ne saurais le dire. Avec Nathalia à mes côtés, elle ne m’atteint pas. Il faut donc, cher Serge, et je le répète très simplement dans votre intérêt, que vous m’expliquiez ce que vous souhaitez… car bien entendu c’est vous qui êtes visé… »
La manœuvre était claire en effet. Sarah dès les premiers échos en avait compris le but. Il s’agissait de créer autour de Serge un climat de suspicion afin d’empêcher De Gaulle de lui confier, comme on lui en prêtait l’intention, le ministère des Affaires algériennes.
La dernière fois que Serge était venu au Mas Cordelier, en septembre, il avait paru heureux, rajeuni. Le temps était doux comme en mai, avec en plus, des crépuscules longs, alanguis, le frémissement régulier de la source se mêlant aux cris des hirondelles tournant haut dans le ciel roux. Il répondait calmement à Nathalia qui l’attaquait pourtant avec vivacité :
« … Si je le pouvais, disait-elle, moi aussi
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