Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
j’aiderais les Algériens. Après tout, ce sont des résistants comme tu l’étais, et maintenant, de quel côté es-tu ? »
Il expliquait. L’armée. Les généraux. Les complots.
« … La politique, disait-il, c’est le temps, il faut nous laisser le temps. »
Sarah essayait de retenir Nathalia, mais elle avait la fougue de la jeunesse, elle parlait de Monod, l’un des professeurs d’histoire du lycée, qu’on avait arrêté.
« … Il est seul tu comprends », disait-elle.
Elle prenait une cigarette.
« … Tu fumes maintenant », s’étonnait Serge en regardant Sarah.
— Elle fume, disait Sarah en souriant.
Cela faisait longtemps qu’ils ne vivaient pas ensemble une telle soirée. L’immobilité de l’air, cette sensation de temps suspendu, la ligne digitale des cyprès comme un signe d’éternité, troublaient Sarah. Il lui semblait qu’elle vivait un instant de communion avec tous ceux qu’elle avait aimés et dont la nature lui parlait avec tendresse, son père, David, mère. Elle avait envie de se lever, d’aller au piano.
— Tu te souviens, dit-elle à Serge – depuis combien de temps ne le tutoyait-elle plus ? – à la bibliothèque polonaise, ce concerto de Mozart ? Tu t’étais assis dans l’allée.
— J’ai raccompagné ta mère, après, dit Serge.
Ils se turent, Nathalia respectant leur silence, fumant avec une application enfantine, les lèvres avancées, toussotant souvent.
— C’était quand – demanda Nathalia –, cette rencontre ?
— Je ne veux pas le savoir, dit Sarah.
Elle avait fermé les yeux. Il lui semblait entendre les applaudissements de la salle.
« … Hier, dit-elle encore, hier soir. »
Serge hochait la tête.
— En 1917, dit-il. Il y a quarante-trois ans, quarante-trois !
— Je vais chercher un châle, dit Sarah.
Ce temps accumulé, traversé si vite qu’elle croyait pouvoir en toucher l’origine en se retournant, mais un abîme s’était ouvert.
Sarah se levait pour dissimuler son émotion, elle allumait les deux lampes du salon, elle donnait à manger au chat, commençait à faire du café. Des actes, des gestes. Ne pas rester au bord du passé. Éviter le vertige.
Quand elle revint, Serge et Nathalia parlaient encore de la guerre d’Algérie, de Monod que personne ne soutenait.
« … Les communistes du lycée, ils distribuent des tracts, disait Nathalia, Paix en Algérie oui, mais Monod, ils refusent de l’aider, lui il est en prison. »
— Il en sortira, dit Serge, je te le répète, il faut laisser De Gaulle…
Nathalia se pencha, embrassa Sarah, passa près de Serge en lui touchant l’épaule :
— Un cousin de Thérèse, elle dit qu’il a vingt-et-un ans, il est mort là-bas, alors ta politique, le temps, De Gaulle, ces bonnes intentions – elle parlait d’une voix calme – joli tout ça dans les articles et les discours, à la télévision, mais merde, merde, merde.
Elle avait crié les derniers mots. Ils l’entendaient qui claquait la porte de sa chambre.
Ils se regardèrent. Sarah ne se souvenait pas d’avoir, depuis des années, croisé si longuement les yeux de Serge. Ils s’effleuraient d’habitude pour esquiver les questions ou les reproches, Serge pour ne pas être retenu au Mas Cordelier, Sarah pour ne pas découvrir l’hésitation de Serge ou l’appui qu’il lui demandait, l’un et l’autre s’efforçant à l’indifférence, pour mieux se protéger, pour condamner sans comprendre.
— Passionnée, dit Serge, comme toi. Elle te ressemble de plus en plus, même le visage, les expressions.
Sarah serra le châle sur ses épaules.
— Tu vas prendre froid, dit-elle, tu veux une veste ?
Il fit non, la retint par la main comme elle ébauchait un mouvement.
— Ne bouge pas, dit-il. Nous ne sommes jamais ensemble.
Il s’y prit à plusieurs fois pour allumer une cigarette. La brise commençait à se lever, porteuse des bruits et de la fraîcheur de la nuit déjà tombée plus bas dans les replis des collines et sur la plaine, du côté de Peymeinade ou de Mouans-Sartoux.
— Quand je m’arrête, murmura-t-il, je ne sais plus pourquoi je cours, pourquoi je participe à tout cela, je me dis que peut-être, c’est l’essentiel que je manque, toi, Nathalia, ces odeurs. Tu sens ? L’olivier, les figuiers, une partie de mon enfance, ici.
— Tu as choisi de courir, dit Sarah, dans ta nature d’agir, tu penses être utile.
Elle l’observait.
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