Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
toujours à la nuit, à la tendresse des premiers instants, le visage de Serge contre ses seins, l’illusion qui l’avait prise comme si le temps, l’âge n’existaient plus, comme s’ils avaient été encore allongés sur le tapis, devant la fenêtre de leur appartement quai de Béthune et qu’au-dehors passent les péniches.
Serge avait commencé à l’embrasser avec fougue et elle sentait sourdre en elle, venus du fond de sa mémoire corporelle, le besoin, le désir, si longtemps étouffés jusqu’à croire qu’ils n’avaient jamais existé, ou bien qu’ils étaient morts.
Mais non, elle s’était simplement soumise à la loi de Serge, elle avait accepté son absence, elle avait eu peur de crier qu’elle avait envie de faire l’amour, de sentir encore un corps d’homme peser sur elle, de reconnaître la vie dans l’autre désirable, de s’assurer qu’on existait, vivante, parce que gonflaient les seins et le sexe, et qu’enfin s’ouvraient les lèvres et les jambes à l’humide et glauque chaleur du plaisir.
Une sorte de rage tardive, regret des nuits perdues, s’emparait de Sarah. Elle s’était voulue vieille, enlaidie puisqu’il ne couchait plus avec elle, et maintenant elle lui en voulait de la longue sécheresse à laquelle il l’avait contrainte. Elle le serrait contre elle, elle lui mordillait la poitrine, elle le tirait à elle, dans elle, en s’accrochant à ses reins, à ses fesses, qu’il entre en elle, qu’il la crève et que jaillisse en eux ce qui restait de vie.
Brusquement, parce qu’il répétait d’une voix douloureuse « Sarah Sarah », elle ouvrit les yeux, échappa au tourbillon, le vit, les mâchoires crispées, les touffes grises des tempes ébouriffées, le visage en sueur. « Je ne peux plus, je ne peux pas », disait-il.
Elle tenta de respirer calmement, mais elle se sentait vibrer et le souffle lui manquait.
— Vous êtes déçue, dit-il en se couchant à côté d’elle.
Elle tendit la main pour prendre le paquet de cigarettes, ne le trouva pas, se leva. Dans la salle de bains, elle aperçut dans le miroir une femme aux joues rouges et aux yeux encore vifs. Elle éteignit la lumière, ferma la porte à clé et debout, appuyée au mur elle se mit à pleurer.
Tout s’était joué cette nuit-là, elle en était sûre. Le reste, les articles de Berthet dans Le Défi, l’hebdomadaire de l’extrême droite, anecdotes.
Berthet tenait ses informations de Letel et à la manière des journaux antisémites d’avant-guerre – cette haine jamais arrachée, ce chiendent tenace qui s’agrippe aux hommes – il procédait par allusions :
« Ce n’est pas la consonance du nom de l’épouse de l’actuel ministre du général De Gaulle qui a retenu notre attention, écrivait-il. Après tout, chacun a les origines qu’il peut. Mais pourquoi faut-il que Madame Sarah Cordelier, née Berelovitz, ait signé tant de pétitions qui condamnent les soldats français et leur préfère les Ahmed et les Allah ? On imaginait Israël en guerre contre les Arabes. Madame Sarah trahirait-elle deux fois ? »
Quand Nathalia, au moment du procès du réseau Jeanson d’aide aux Algériens, avait rapporté ce numéro du Défi qui en première page portait le nom de tous les accusés et parmi eux MONOD professeur d’histoire, Sarah avait feuilleté l’hebdomadaire, cherchant à calmer Nathalia.
« … Monod, disait-elle, n’est pas le principal inculpé et même si son nom… »
« … Mais ils appellent au meurtre », répondait Nathalia.
Elle lisait le titre : La liste complète des traîtres qui assassinent nos soldats en Algérie.
« … La France, répondait Sarah, ce n’est pas l’Allemagne nazie, crois-moi. »
Et là, en page trois, cette photo, un homme debout près d’un piano sur lequel est posé un bouquet de fleurs. Assise devant le piano, une femme. Ces colonnes au fond de la scène, les tentures, les arbres en pots, le passé comme un puzzle : Madame Cordelier, dit la légende de la photo, l’épouse du ministre gaulliste, quand elle s’appelait encore Sarah Berelovitz et se faisait photographier à Varsovie aux côtés de l’agent communiste Wiesel.
L’envie de vomir, sa mère qui vomissait sur Sarah, les femmes qui se battaient pour approcher de l’ouverture dans la paroi de bois du wagon, la morte dont la tête heurtait le cou de Sarah, les déjections, la merde, la pisse et quand les SS avaient fait glisser la porte,
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