Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II

Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
Vom Netzwerk:
L’ombre peu à peu s’étendait, et levant les yeux je suivais le déplacement de la ligne de partage entre le clair et l’obscur.
    Un après-midi, un dimanche sans doute, j’étais assise à recomposer le tracé d’une route traversant une forêt quand j’entendis Serge et son ami que je n’aimais pas, Louis Letel, entrer dans la bibliothèque tout en discutant.
    Je suis, à tant d’années de distance, incapable de retrouver tous les mots qu’ils échangèrent. Je compris qu’ils parlaient de Sarah, Letel, je le sentais, lui était hostile, il répétait : « Elle signe, elle signe des manifestes. Pense-t-elle à vous, Cordelier ? Si elle préfère les ratons… »
    Le mot me frappa et sans doute est-ce pour cela que je l’ai retenu. Je ne savais pas alors qu’il signifiait Arabes.
    « … Elle a été déportée, il faut la comprendre », répondait Serge.
    « … Mais vous aussi, Cordelier, vous avez été déporté. »
    Ce mot-là, je le connaissais, il revenait souvent dans les conversations de l’aire.
    Déporté, déportation, camp : j’avais avec ces trois mots imaginé l’histoire d’une petite fille que j’appelais Sarah et qu’un ogre retenait après l’avoir « portée » dans un camp.
    J’avais interrogé Sarah, Allen et même Serge. Ils refusaient de me répondre avec précision.
    « … Ce sont des histoires de guerre, disait Sarah. Je t’expliquerai, plus tard. »
    Je devinais que ces mots étaient gravés dans la chair de Sarah. J’avais – peut-être ces jours-là la mémoire, quand on regarde de loin, efface les intervalles, rapproche les plans – remarqué sur le bras gauche de Sarah ces chiffres bleus tatoués. Et quand Sarah, les manches retroussées, me lavait dans la baignoire, je retenais son bras par le poignet, je passais ma main sur ses chiffres : 35021.
    J’avais beaucoup de mal à dire trente-cinq mille vingt et un. J’épelais trois, cinq, zéro, deux, un.
    « … Maman, qu’est-ce que c’est ? »
    Elle me frictionnait le dos. Je me blottissais contre elle cependant qu’elle m’enveloppait dans le peignoir.
    « … Je veux ton peignoir, le jaune, pas celui de Serge, le tien. »
    Elle faisait semblant de ne pas entendre ma question, elle commençait à me parler des bêtises que je faisais, quand j’étais « toute petite ». Souvent je me laissais entraîner. J’aimais que nous soyons ensemble depuis toujours, peut-être m’avait-elle trouvée alors que j’étais encore dans un œuf comme un oiseau ?
    Elle me parlait du premier mot que j’avais prononcé.
    « … Tu regardais les hirondelles, tu as dit tout à coup oiseau. Allen était là, il s’en souvient sûrement, c’était très émouvant ton premier mot. Après tu en as vite appris des dizaines. »
    Je m’émerveillais de moi. J’oubliais les chiffres bleus sur le bras de Sarah. Mais parfois, je m’obstinais :
    « … Maman, tu as ça, dis-moi. »
    Un jour elle s’est assise sur le bord de la baignoire. Elle était grave, émue.
    « … Tu sais, m’a-t-elle dit, j’ai été prisonnière et pour nous reconnaître, on inscrivait un numéro là. »
    J’ai demandé :
    « … Avec des plumes, de l’encre, ça pique, maman, ça faisait mal ? »
    Elle me caressait les cheveux, elle disait non et son regard répétait oui.
    J’ai trouvé dans la campagne, entre les oliviers, la douille d’une cartouche. Je me suis assise sous l’arbre, j’ai posé mon bras gauche sur ma cuisse et j’ai appuyé le bord de la douille sur la peau, j’ai tourné, et je n’ai cessé qu’après avoir laissé la trace, de trois cercles, trois zéros, fines griffures tangentes où perlait le sang.
    Je regardais mon bras sous la fenêtre de la bibliothèque, le puzzle inachevé devant moi, les voix de Letel et de Serge qui se mêlaient.
    « … Elle a plus souffert que moi, disait Cordelier, sa mère est morte à côté d’elle. Les derniers jours. Heureusement pour elle, il y a cette enfant, sans cela… »
    Il n’en a pas dit davantage, mais pour moi il ne pouvait plus y avoir de doute. On m’avait placée près de Sarah parce qu’elle était malade, triste, et qu’il fallait que je la guérisse, mais elle n’était pas ma maman.
    Je me suis éloignée à quatre pattes, pour qu’on ne m’aperçoive pas. J’ai sauté les murets, sans crier de joie comme je le faisais avec Allen. Je suis remontée, j’ai recommencé, je cherchais la fatigue et la douleur, la

Weitere Kostenlose Bücher