Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
peur aussi parce qu’il en était de hauts et quand je m’élançais je devais toujours vaincre une appréhension, et je craignais aussi le choc sur le sol sec. Enfin, je suis tombée, j’avais mal, je suis restée longuement couchée sur la terre. Je voulais pleurer, cela m’aurait plu de pleurer. J’étais Cendrillon, enfermée dans une tour par Barbe-Bleue. Tous les contes, toutes les légendes que j’avais lus, je les mêlais. J’étais perdue sur cette route dans la forêt et les oiseaux avaient picoré les miettes que j’avais laissées pour retrouver mon chemin.
« Je vais finir mon puzzle », ai-je pensé et je me suis levée sans une larme, retournant à la terrasse, chantonnant pour que Serge et Letel m’entendent. Je n’avais plus rien à écouter. Je trouvais immédiatement les derniers morceaux qui complétaient le dessin. J’étais heureuse. Je criais : « J’ai réussi mon puzzle, maman. » J’étais plus forte qu’elle. Je détenais son secret. Elle avait besoin de moi. Je l’aimais. Je l’aimais.
M’asseoir au piano, près d’elle, croiser mes mains avec les siennes, être l’une et l’autre emportées par le même mouvement fut souvent la manière que je choisis pour lui chanter ma joie d’être avec elle. À la fin, quand nous levions en même temps les doigts, nous restions quelques secondes comme suspendues dans l’espace lointain de la musique, là où nous avions cessé d’être deux personnes, pour ne plus former qu’une sphère de tendresse.
J’ai vu il y a peu de temps l’image symbolique – et conforme à la réalité peut-être – de deux fœtus jumeaux accolés l’un à l’autre dans le même œuf, l’un dans l’autre encastré, l’un la tête en haut, l’autre la tête en bas, un seul être à double face : nous étions cela Sarah et moi, quand nous jouions ensemble.
Nous avions tant de mal à nous séparer que le morceau achevé nous éclations du même rire en nous embrassant. Nous montions au premier étage du mas, Thérèse, la femme de ménage, nous criait de la cuisine :
« … Vous avez fini ? C’était bien beau, on aurait dit qu’il n’y en avait qu’une qui jouait, vous voulez un peu de thé, Madame Sarah ? »
Nous riions encore.
Sarah s’allongeait sur son lit, je m’installais dans la bergère. Parfois elle me demandait de lui apporter son paquet de cigarettes et j’en profitais pour rester près d’elle, mon corps collé au sien, éprouvant un plaisir étrange à sentir son odeur, à la toucher. Elle avait un corps dont j’aimais la rondeur, les seins surtout qu’elle avait larges.
Elle me racontait ses tournées de concert, je me laissais bercer, je la caressais, je l’interrompais :
« … Tu crois que j’aurai des seins comme toi ? »
Je chuchotais :
« Laurence elle en a déjà. »
Elle riait et complice je me serrais contre elle, je lui soufflais dans le cou, dans l’oreille.
Thérèse frappait à la porte, entrait, secouait la tête d’un air désapprobateur :
« Le thé où je le mets ? »
Nous étions prises en faute comme deux petites filles, Sarah ma sœur, ma jumelle.
Ces souvenirs sont doux comme était le corps de Sarah.
Quand je partais à l’école, seule le matin, maman sur le seuil du mas agitait sa main et je balançais mon cartable au-dessus de ma tête, souvent je ne me retournais même pas, sûre qu’elle me regardait m’éloigner.
Je me sentais grande, plus grande que toutes, Madeleine ou Laurence, Sylviane ou Jacqueline ou même que les « garçons », Robert, Julien, Jean-Paul. J’appartenais à une autre lignée, maintenant je l’avais accepté parce que j’en avais découvert moi seule la preuve et j’étais fière d’être différente.
J’étais tentée de me confier, à Laurence surtout, la fille du médecin du village qui venait quelquefois au Mas Cordelier. Mais le docteur Castellan était un ami de Serge, ce qui précisément me retenait. Serge devait ignorer que je connaissais le secret. Je le soupçonnais, s’il l’apprenait, de m’utiliser comme une arme contre Sarah. Je décidai donc de faire comprendre à maman que je n’étais plus dupe mais qu’elle n’avait rien à craindre de moi.
J’écris cela le 15 juillet 1977, dans la bibliothèque du Mas Cordelier. J’ai trente-cinq ans. L’horizon est imprécis, la mer masquée par la brume. Il fait chaud. Les cigales que je n’entendais plus ont recommencé à bruire et
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