Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
visages, la forme de nos mains, la couleur de nos cheveux. J’apprenais à jouer du piano non pour devenir ce qu’elle était mais pour révéler en moi ma filiation. Je pleurais quand me manquaient les notes aux doigts.
Ils croyaient tous, Sarah elle-même, Mietek, Allen ou Serge que j’étais appliquée ou bien à ce point amoureuse de la musique que la moindre erreur m’atteignait. Mais un accord manqué me bouleversait parce qu’il était la preuve que je n’étais pas la fille de Sarah. Mon désespoir parfois était si grand – ou je l’exagérais si bien – que Sarah me prenait sur ses genoux, me berçait et sa tendresse dont je ne pouvais douter, m’apaisait.
Je l’aimais, maman.
Je me suis découverte bientôt plus forte qu’elle. Un été, alors qu’elle me croyait assoupie, j’ai marché dans la pénombre de la maison jusqu’à sa chambre. Tous les volets étaient clos. La chaleur battait la campagne au rythme obstiné du zézaiement des cigales. Les tommettes avaient la fraîcheur d’une eau claire et je pensais déjà m’allonger sur le sol, près du lit de Sarah, comme on se baigne. Au moment d’ouvrir la porte j’ai entendu Sarah qui parlait ou qui pleurait, les mots qu’elle prononçait étaient aussi tristes que des sanglots. Je ne les comprenais pas. Peut-être téléphonait-elle à Mietek. Je voulais savoir. Je ne devais pas être bien vieille. Quel âge à un enfant qui doit se hausser sur la pointe des pieds, pour que son œil atteigne le trou d’une serrure ?
Maman – je ne peux l’appeler que maman à cette occasion tant j’éprouvais pour elle de l’amour et je revis mon émotion en racontant cette scène près de vingt-cinq ans plus tard, mais peut-être sont-ce les sentiments qui demeurent les plus vifs à la mémoire ? – maman était assise dans la bergère où j’aimais me recroqueviller quand elle me chantait les chansons de son enfance. J’aimais le contact de ce velours grenat, je posais mon visage sur les accoudoirs, je caressais le tissu comme s’il se fût agi du pelage d’un chat, j’écoutais maman. Je la voyais maintenant enfoncée dans le fauteuil, une boîte de bois ouverte sur ses genoux. Elle remuait des lèvres comme si elle parlait, pourtant elle me semblait seule. Je la vis à deux reprises se cacher le visage avec les mains et j’en fus à ce point bouleversée que je m’enfuis. J’entends encore le bruit de mes pieds nus claquant sur les tommettes. Sans doute l’avait-elle perçu aussi. Je m’étais à peine couchée dans la ruelle, dissimulée ainsi par le lit, qu’elle ouvrait ma porte, m’appelait « Nathalia, Nathalia ». Je retenais ma respiration. Je ne voulais pas regarder son visage que j’imaginais couvert de larmes. Je craignais qu’elle ne comprenne que je l’avais vue. Elle s’éloigna. Elle descendit l’escalier, me chercha dehors, elle criait mon nom sur la terrasse, je bondis, je poussai les volets.
Je me souviens de cette ruée de lumière presque blanche, de la bouffée de bruits et d’odeurs, de la chaleur qui paraissait naître de la terre. Je vis maman, du côté des figuiers, elle en écartait les branches, elle se tournait anxieuse vers le puits. Je l’appelai alors, jouant l’enfant espiègle et je courus vers elle qui me soulevait. Je m’accrochais à son cou, je croisais mes jambes autour de sa taille, je posais ma tête sur son épaule, je disais « je t’aime ». J’avais conscience qu’elle avait besoin de moi, de mon affection et je pensais que si elle avait été vraiment ma mère elle eût été plus forte.
Elle était vieille aussi ou tout au moins elle me paraissait telle, beaucoup plus âgée en tout cas que les mères de mes camarades de classe. J’enviais à Laurence – ou à Madeleine – leurs mamans qui ressemblaient à de grandes sœurs. La mienne était une « dame » comme l’institutrice. Elle ne pouvait pas courir. Elle s’essoufflait en montant la route vers le mas et elle était contrainte de s’arrêter, s’appuyant au grand mur de pierres blanches qui soutient la terre au-dessus du tournant. Je rassemblais tous ces indices.
Est-ce pour cela que j’aimais tant les puzzles vers ma dixième année ? Je m’asseyais les jambes en tailleur, le dos au mur, sur la terrasse. Je balayais soigneusement le sol, je plaçais la boîte remplie de morceaux en vrac, le dessin à reconstituer devant moi, et je commençais. Calme de ces heures d’été.
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